mardi 27 août 2013

Jour et nuit dans une ville métèque


Doit être 17 heures, juste le béton, le soleil, et les rues de la ville qui crachent son sang sans relâche. Les passants ne sont que des globules rouges, ou blancs, transportant l'oxygène, un peu d'hémoglobine, du poison, des bactéries, de la merde, saloperies en pagaille qu'ils refourguent à d'autres ou recrachent dans leur taudis. C'est un système en équilibre. Un corps sain qui gère sa fièvre. Qui n'est jamais vraiment guéri et jamais vraiment malade. En équilibre, précaire, avec ses clodos, ses cadres revenant du boulot, sa marmaille qui hurle à la sortie des écoles, les salons de coiffure, bijouteries, boulangeries, quelques poivrots, quelques tarés, un peu de flicailles pour réguler le métabolisme. Et aucune place pour le hasard.
Je m'arrête au supermarché, je me prends 1 litre 5 de rosé. De la munition. J'suis en résistance. Je bois peinard sur la route. Tout ce que j'aime. Longue avenue qui montre jamais le bout de son cul. Pas grand monde. Des tags partout, des zones en chantier, des sous-ponts qui puent la pisse. L'ammoniac putride. Cent ans que c'est comme ça. L'odeur gravée dans l'éternité comme à l'acide sulfurique. Forgée dans le socle de la civilisation.
Il fait bon et c'est déjà ça. Je torche tout ce que j'ai comme je peux. Ça a du mal à passer, mais en forçant un peu ça rentre. J'suis cuit. Je pense à des navires flottant dans le ciel larguant des cargaisons de salopes et ravageant le monde au lance-flammes.
Je m'arrête pour arroser un arbre. Peut-être que des fleurs folles y pousseront. Des plantes carnivores avec des gueules d'alligator. Ou peut-être qu'il crèvera. Ranci par mon urine. Dégringolade de la vie. Comme une pluie de merde sur le monde.
Je m'achète une binouze et je me pose dans le centre-ville, sur un muret, près des bars, près des cafés, près des joyeux étudiants et lycéens qui ont plus d'argent de poche que j'ai de salaire, qui portent des chemises à carreaux repassées, propres, des godasses toujours neuves et mêmes des écharpes en soie. Et ces types-là lèvent les plus belles minettes de la ville.
Pendant qu'ils balancent leur venin à des connes déjà trempées, un type vient m'aborder. Doit avoir la quarantaine, dégarnis avec quelques cheveux bouclés qui tiennent encore le coup. Petit, typé arabe.
« Dis, je peux te parler ? qu'il me demande.
Vas-y... »
C'est un dingue, je le sais déjà. De l'espèce citadine. J'ai toujours le chic pour attirer les tarés. Pourquoi ça changerait ?
« Ça va mal finir tout ça ! Ça va mal finir ! »
Superbe. Je suis posé sur un muret derrière un temple qui a 2000 ans, un ciel bleu et con n'en finit plus de tourner dans mes yeux imbibés d'alcool, et ce déglingué de la cervelle va me parler de fin du monde. Faut toujours que ça me tombe dessus. À croire que je suis pas bien net. Si bien que ces gars-là doivent se dire « il est des notres ! ».
Le type me tient le crachoir pendant une bonne heure. Me parle de gouvernement secret, d'électrodes qu'on lui aurait foutu sur le crane pour intercepter ses pensées. Toute la merde habituelle. Et il en parle bien ! C'est ça le signe le plus reconnaissable de la folie. C'est la manière dont un homme arrive à parler distinctement et intelligiblement des choses les plus insensées.
« Ouais, ouais, que je me contente de répondre. »
Je profite qu'il sait plus trop quoi dire et que j'ai fini ma bière pour m'éclipser. Voyant que je me casse, il en profite pour m'en sortir une dernière :
« Dis Mike, tu penses qu'un jour je retrouverais l'amour ? »
Il va presque m'arracher une larme. Qu'est ce que je peux lui répondre ? Non ? Est-ce que ça va l'aider ? Et puis après tout, pourquoi pas ? Va savoir. Une autre tarée. Ça ferait un couple de dingues. Peut-être que leurs gosses seraient des génies. J'me casse sans rien lui dire.
Pas facile d'être poéte dans un monde complètement con et dingue. C'est être un détenu, un captif. Prisonnier de l'inutile, du vain, du ridicule. C'est être en guerre contre une bête inaccessible, contre un vent contraire, stupide et incohérent. C'est être un arpenteur du néant. Un étranger.
Je continue d'errer. C'est tout beau. Tout chiant. Des rues pavées, des boutiques de fringues qui semblent toujours en soldes, des branleurs qui font dans leur froc quand je m'approche de trop près et des gonzesses éternellement pressées.
Doit être 20 heures et les rues commencent déjà à être désertes. Les télés doivent carburer à plein volume comme des cathéters anesthésiques. Et déjà presque plus rien ne vit. Reste quelques groupes à des terrasses, toutes les vitrines sont fermées, tous les bosseurs sont rentrés, enfermés, barricadés, et toutes les fenêtres qui éclairent encore un peu les rues sont fatalement inaccessibles.
Je m'achète une dernière saloperie pour dire de m'achever et je me dirige vers le Rhône. En chemin, je décide de prendre un passage qui mène sous la route, qui longe la flotte et j'espère y trouver des dealers, des tueurs, des putes ou des martiens. Mais rien. Pas un signe de vie. Pas un seul détraqué qui s'y planque. Pas de vagabond qui y dort. À croire que tout le monde est bien peinard chez soi. Comme si la nuit effaçait toute forme de vie. Un soir de la semaine, avec le réveil programmait à 6 heures 15, y a personne qui va jouer au con.
Je longe le fleuve, je suis presque au bord. Y a des petites vagues comme si c'était la mer ou l'océan. Je sens un peu de fraicheur. Un peu de sensation. La lune se reflète dedans, et c'est une bien maigre compagne. Les immeubles qui s'y réflètent aussi sont comme des grottes, des terriers, des refuges pour des animaux apeurés.
En remontant, je croise une gonzesse. Plutôt grosse, mais trainant sa dose de sensualité. Elle promène son chien. Le temps que je me dise que je la baiserai bien, elle a déjà disparu. Ou alors je suis complètement cinglé. En plus d'être complètement torché. Je me dis que si je la revois, je la retourne contre un mur, quitte à la violer. Mais plus personne en vue. Rien que du vide, partout. La tristesse d'une soirée ordinaire. Aucune place pour moi, ni pour le hasard. Je laisse tomber. La ville est morte. La vie est morte. L'ennui rode partout.
J'ai plus rien à boire et je m'assois en face du Rhône. L'eau a l'air de surgir de nulle part, n'en finit plus de couler, et emmene avec elle une nouvelle journée pour rien, inutile, éteinte. Déjà oubliée.
Et la nuit, aussi, semble être ailleurs.

Mike Kasprzak




Constant shallowness leads to evil (Coil) (2)



Une descente de lit en peau de Patrick Bruel, la tête bien visible et à peine abimée par le tir du chasseur.
Toute la clique des Enfoirés, de Starmania et de la Star Academy crucifiée sur les bords de l'Autoroute du Soleil, un tous les dix mètres et laissés là pendant six mois pour l'exemple, les Romains faisaient parfois ça sur la via domitienne avec les brigands et paraît-il ça marchait plutôt bien.
Dans les bus le Velvet Underground, Boards of Canada ou Jean-Sébastien Bach.
Comme musique d'ambiance dans les supermarchés les chansons de Brel ou bien les Spiral Tribes, au Cap d'Agde l'été des hauts-parleurs qui diffusent en sourdine Coil et The Residents.
Planqués en haut des tours, des églises, des minarets, tirer à vue sur tous ceux qui reprennent en terrasse des bars Goldman ou bien Sardou.
Des drones pour abattre presque sans effusion de sang Alexandre Jardin, Marc Lévy, Fred Vargas, Bernard Werber.
Des commandos-suicides sur les plateaux de tournage, dix milles litres de napalm sur les locaux de TF1, France télévision, Arte et Canal plus, jeter du haut de la tour Eiffel Arthur, Morandini, Ruquier, Ardisson et regarder lequel arrive en bas le premier.
Du cyanure dans les coupes de champagne au Salon du livre, des grenades aux séances de dédicaces, de l'anthrax dans les lettres postées à Gallimard, Grasset, Flammarion, Le Seuil.
Thomas Vinau et Andy Vérol en piles entières dans les supermarchés. Nicolas Albert G. invité au vingt heures pour son dernier bouquin. Jessica 93 à l'Olympia. Costes au festival de Cannes et Van Der Linden à Beaubourg. Paul Sunderland et Boris Crack à la Pléiade. Ma tronche en quatre par trois aux stations de Métro. Dure-Mère en tournée des plages et des boites de nuit avec Zerö et Marvin. Pennequin à l'Académie française, Marlène Tissot au CNL et Virginie Despentes au ministère, bordel.

Kronsstruckt Christophe Siébert


lundi 26 août 2013

Marie-Claire





Quinze heures, on est le matin, Raoul va vers la cafetière, chiffonne sa tignasse et baille. Un relent fétide jaillit de sa bouche. L’odeur du souffre il connaît. Il néglige et se verse un café. Son crâne crache du Black Sabbath, ça cogne dur dedans, ça aussi il connaît. Il allume une clope et va s’asseoir sur le bout du lit.


Son tee-shirt gris sale pend sur son slip. Il regarde ses jambes. Elles sont maigres, il s’en fout. Ses mains tremblent. Il croit que ça va passer. Ça ne passe jamais. Et ce pied gauche qui gonfle et fourmille de civelles violacées un peu plus chaque jour. Une mouche, toujours la même, s’y pose. Ça fait des semaines qu’à son réveil, Marie-Claire s’y pose. C’est comme ça qu’il l'appelle, Marie-Claire. La mouche elle est là sur son pied avec ses gros yeux. Elle ne bouge pas. Il la regarde. Il fume en la regardant. Il  regarde son pied, baille encore, renifle, ça fait fuir Marie-Claire. 


 Il ne la voit plus, il la cherche. Une gorgée de café, deux taffes en l'air vers la fenêtre. La mouche y est, collée. Il y a  du soleil dehors. Quand il sortira il n'y en aura plus. Il se dit ça comme ça parce qu'il le voit c'est tout. La nuit il ne regarde même pas les étoiles. 


 Faut qu'il se lève. Il doit bien rester quelques canettes dans les packs qui s'amoncellent au sol. L'écharpe de Tess est restée sur le dos de la chaise. Il ne l'a pas entendue partir. Ils ont fait l’amour, il croit. Il ne s'en souvient pas vraiment. Tess reviendra demain ou jamais, peut-être.  La porte de Raoul n'a pas de clef, elle sait, il se lève. Son pied, il le pose sur sa chemise qui traîne à terre, trébuche dans la manche, se rattrape au bord de la table, jure. Un plat de pâtes moisies tombe sur le lino. Gong dans sa geole, Raoul s'arrête. Des veines de cymbales l'ensanglantent de sons. Sa tête rugit. La calmer. Il la serre fort entre ses mains... ça bout, tonne, gronde, explose. Son crâne est un volcan, la lave s'y répand, il la sent.  Des éclairs de piqûres électrisent son corps.  Le formica de la table lui fait froid dans ses doigts. Sa main se tétanise sur une tache de gras et le soleil pâlit. La pièce s'emplit de brume. La fenêtre s'éteint. Raoul  se raidit, tangue, vacille, tombe. Marie-Claire se pose à nouveau sur son pied. Rien n'a vraiment changé, seules les civelles violacées n'y fourmillent plus.
Tess l'ignore encore. 


Cécile Delalandre

Château Rouge ou l'insouciance perdue



Château-Rouge, début des années 2000. Ma dernière période d'insouciance. Rue des Poissonniers, comme dans l'Assommoir. Je vivais sous les toits dans un petit appartement auquel on accédait par un escalier en métal, comme à New-York. Le type qui me l'avait loué était habillé en cow-boy de pied en cap, et me disait "Vous savez, les noirs, ils sont comme ça, ils ne paient jamais leur loyer, ils envoient de l'argent au pays".

La sortie du métro et les boîtes de subutex qui jonchaient le sol, le car de CRS en permanence, la cohue du marché Dejean, je m'accomodais de tout, c'était dans l'ordre des choses, je continuais mes errances dans les quartiers populaires, pittoresques, dangeureux, au choix.

Le petit immeuble était peuplé de gentils marginaux, ma voisine d'en face était une bourgeoise en rupture de ban, et me parlait sans arrêt de la douceur de vie cubaine, mon voisin du dessous mixait de la techno jour et nuit, à tel point que mon lit vibrait, un soir folle de rage j'ai frappé à sa porte pour lui retourner deux claques. Un autre était un acteur raté qui tenait le rôle du barde au Parc Astérix, il était le seul à avoir des problémes dans le quartier, car il faisait monter régulièrement des toxs chez lui, qui repartaient avec sa télé ou sa machine à fax en plus des 30 euros gagnés pour leurs services.

Je ne me sentais pas exclue, ma vie diurne était banale, mais je passais mes nuits dans les bistrots, j'avais de nombreux amants et certains passaient me voir par gentillesse ou pour que je leur prépare à manger, ça me dérangeait moins que la solitude.

Et puis ma voisine d'en face est partie, entre temps j'avais repeint mon minuscule salon en rouge Garance, prénom que je songeais donner à ma fille, car j'étais sûre que l'embryon qui me donnait des nausées serait une fille.

Le quartier changeait, deux homosexuels venaient de s'installer en face et repeignaient frénétiquement leur appart en blanc du sol au plafond, entre deux crottes de leur bouledogue anglais. Ils prenaient une mine dégoûtée à la vue de mon salon rouge et de mon ventre qui commençait à poindre : "Alors comme ça vous êtes enceinte?"

Enceinte, il me fallait fuir Château-Rouge.
Ma dernière période d'insouciance.

Blanche Dubois


dimanche 25 août 2013

L'Aurore



...'tain...l'aurore...elle a été interminable...le bon chéri a bu son demi litre de thé vert...pas assez pour détartrer le fond des chiottes...mais suffisamment pour pulvériser le petit bout de merde...fossilisé...qui frimait...là...sur le côté de la vasque...tir en vue subjective...ainsi...il recouvre presque toutes ses facultés mentales...c'est con...hein...ainsi...il peut préparer son paletot...et aller traîner en ville...tourner en rond...jusqu'à ce que la ville le traverse...

Heptanes Fraxion


samedi 24 août 2013

Le canyon aux illusions



Aux alentours de vingt et une heures, après m’avoir réveillé en me secouant, Linda m’attira sur le parking auprès de sa 205 blanche sur laquelle elle s’appuyait lorsqu’elle me proposa de « bouger » comme on disait, en teuf, en Ardèche, à quelques quatre-vingt kilomètres de là, pour aller s’éclater en campagne, en dehors de toutes pressions urbaines qui, je cite, « détruisent peu à peu tout son complexe vital. »

Cette idée me surprit. Je pensais clairement qu’en ville, on ne rencontrait que la vraie vie. La pauvreté, la misère sont inhérentes à tout Urbs, où les plus mauvais côtés de l’homme se côtoient en une bouillie visqueuse de maladies sociales, canines et industrielles. La soupe moderne n’est pas bonne à boire en « cul-sec » ; son assaisonnement de particules de méthane et de soufre la rend piquante en bouche, légèrement constipante au ventre. Pourtant l’enfant de la ville est forcé de la boire, à grands coups « d’une bouchée pour maman » et de psychanalyses freudiennes, par de grandes tapes dans le dos et de pilules antidépressives… La gorge s’assèche, elle devient râpeuse mais tout passe avec une cuillère de lubrifiant à l’huile de foie de moteur ; tout passe quand on lui tient bien au fond du gosier, l’entonnoir du plaisir consumériste. La queue que l’homme a perdue dans son évolution, pourrait bien d’ici quelques efforts cliniques en génétique, se retrouver remplacée par une superbe chaîne de démarrage chromée par laquelle le patron allumeraient le cœur attentif au service d’un cerveau réceptif pour que débute la tâche quotidienne de l’esclave, disons à 6 h 30 du matin, et qu’il coupe le tout dès sa fin, aux environs de 20 h 30 au sortir du journal télévisé annonçant la tragédie de la chute de la bourse : assez de temps quotidien pour que la machine humaine aille jusqu’au bout de la date-butoir de péremption, quarante cinq ans. Miller délivre cela magistralement : à quarante-cinq ans, l’homo-economicus connait ses premiers ratés et très vite, l’usure trop rapide, cancer, lumbago, et autres menus plaisirs, le transforment en un « cadavre vivant ».

La longue file indienne de vans cabossés et de voitures malingres roulait à douce allure sur le périphérique, nous laissant le temps de contempler l’architecture kolkhozienne de ce fossé bitumeux, frontière polluée entre deux mondes : d’un bord, les cairons alvéolaires des habitations, les hautes tours mollement érigées, toutes ces constructions porphyrisées par l’atmosphère, les arbres blanchis et nanifiés par les strates plastiques et l’absence de terre, le linge séché aux pots d’échappement qu’on se passait sur le corps pour s’exiler en face… En face, les triturations néo-modernes nouées de veines regorgeaient le poison, les artères, le pétrole. Les néons pisseux étaient braqués sur les fresques einsteiniennes peintes sur les énormes fûts de stockage, la langue tirée des grands hommes de la Science justifiait les tumescences, le dégueulis et la puanteur de ces monstres d’architecture, obèses et païens, posés là, suants, opimes, scintillants d’ocelles enflammés comme un virus, sur un grand champs d’huile et d’oxyde, à cracher, à condamner, à éructer contres les pauvres grouillant dans leur mauvais décor de stuc et de plâtre. Tous ces géniaux comédiens de l’inhumanité s’échinaient de mille sangs à joindre l’autre bout pour creuser la fiente, l’ordure et le fossile, pour la gloire d’un dieu patron qui pétait à table, rotait après le digestif, et dégageait en riant, aux visages des gamines-ramène-plat et du petit serviteur valétudinaire, une odeur d’acide et d’ammoniac, qui les faisaient s’effondrer, se ramasser, puis, étrangement, se relever et recommencer. Moi aussi, j’en avais respiré : de l’autre côté de l’une de ces barres, se ratatinait le collège où j’avais travaillé toutes ces années à en crever de morale. Le périphérique c’était cela : le canyon aux illusions, les roues du temps empêtrées dans cette mécanique qui broie les hommes et fait d’eux de pauvres dieux ou d’opulents démons. Le périphérique ça n’avait rien d’une route, c’était un fossé, un trou, un charnier.

Derrière moi déjà il y avait la ville, ses métros, ses immeubles perchés qui frottent l’anus divin de leurs doigts-antennes : les petits richetons tètent avec avidité cette tige maculée de poussières d’or ; les autres croient vivre et s’étouffent par bouffées de nuages carboniques et d’ondes télévisuelles. Le tramway et les fantômes, l’inaltérable solitude d’un apatride en son pays, un pays qui n’en a rien d’un : un territoire délabré, des frontières voraces, un peuple sans âme, des utopies ensevelies par le pragmatisme et la rationalité au creuset de la compétition. La ville n’est pas géographique. Elle est un pur instrument de pouvoir sur lequel s’agglomèrent de la ferraille et du béton, de la chaux et de l’acide, du sang et des larmes, des matières sales mêlées en de petites cellules désuètes et préfabriquées, des boules de polystyrène tombées en étal d’un carton éventré : des noyaux moulés, ronds et lisses, sans esprit ni puissance sinon ceux de vibrer de vitesse pour leur auto-désagrégation, cette activité stérile qui les enclôt à tourner en rond à toute allure sur des circuits routiers, électriques, numériques, sociaux, des circuits fermés, eux-mêmes emprisonnés entre les barrières d’autres circuits fermés… Voilà l’éternel phobique où s’étend rampante la fondrière monstre de la condition de mes contemporains. En ville, la cellule, où qu’elle se penche, se mue en une bête peureuse et pleurnicharde, violente et colérique, et ferme ses portes en les claquant, ou tire et assassine… puis se barricade derrière des murs solides et épais de considérations, des alarmes d’incompréhensions, des cris d’indifférence ; le bruit fusionnel de la bête à moitié crevée, en pleur et ne désirant pas mourir… La cellule s’enterre là pour toujours, les sens oblitérés, dans un trou qu’elle creuse en tournant de plus en plus vite sur elle-même, sous la pression du groupe en manège qui torture : « C’est pour ton bien ! C’est la norme ! » ; maux de tête et dépression, arrivisme forcené, bave au lèvre et cancer déclamé, la cellule métastasée s’est peu à peu coupée de tous, et l’on entend, au loin, leur cabosse émergeant à l’horizon d’un ossuaire, les échos répétés d’un chœur de solistes affamés.

Niel Achaume