Je
pousse ma carcasse parmi les putes crépusculaires et les zonards,
sous un ciel de sang, le long des avenues. Dans les immeubles qui
m'entourent, des corps morts sont jetés dans des cages d'ascenseur
désactivées depuis la dernière coupure d'alimentation. Quand le
courant reviendra, ça fera peut-être grin-grin-crrrrrac
en descendant à la cave. Il fait chaud, il n'y a pas de vent, hormis
les miens, qui ne font rien pour rafraîchir l'atmosphère. J'ai des
taches de sueur sous les aisselles, dans le dos, du côté du
sternum. J'ai le front, la gueule qui coulent. Des voitures de police
passent à toute vitesse, en route vers la justice ; les sirènes
se mêlent à des percussions que j'entends sortir d'une quelconque
fenêtre. C'est la fête. Sur ma gauche, de l'autre côté de
l'artère, bruit de verre. Brisé net dans l'élan d'un vol voué à
l'échec. Tout retombe. Je passe devant un clochard qui se vide
contre un mur, enjambe sa coulée de pisse. Vingt mètres plus loin,
des pigeons picorent une flaque de vomi. L'Atlantide, cet eldorado.
« Les
clients, ça va, ça vient », me dit doucement un jeune gars
sur ma droite, planté à un arrêt de bus, genre j'attends le 10,
mais le 10, coco, ça fait plus de vingt mille ans qu'il ne circule
plus. Je ne vais pas lui donner de faux espoirs. « Je suis
vide, mon gars, vide. Navré. » Putes à nouveau, plus loin.
Afros, Asiates, Blanches-Neiges, jeunes, vieilles, grosses, maigres,
gueules camées, innocence sur orbite dégradée. J'attends qu'un
caca géocroiseur percute nos claviers, et qu'on en finisse.
J'imagine la mort glacée, ballottée par l'attraction qu'elle subit
à proximité des autres corps dont elle approche, quelle chance,
depuis des millions d'années peut-être, elle n'a subi aucune
collision, elle ne s'est écrasée sur aucun monde. Car elle a été
forgée spécialement pour nous. C'est de la glace. De la glace
d'eau ? Je ne sais pas. Nous ne périrons plus par l'eau, à en
croire les Ecritures, donc il est inutile de venir me parler de
l'élévation du niveau des mers consécutive à la soi-disant fonte
polaire. Il y aura peut-être un peu de feu et de plasma lorsque
Nibiru s'échauffera au contact de nos ambiances. Ce sera beau. Tous
crever, enfin.
Mais
je rêve. On va continuer de vivre encore un peu, baiser comme des
porcs mais éviter de poser la main sur l'épaule des collègues de
travail. On va encore fumer du shit coupé au désherbant. Et puis on
va voteeeeer, bien gentiment. Votre belle petite conscience de
citoyens qui font leur devoir, je chie dessus. Je ne vote pas. Je
suis un individu douteux, pour le moins. Il faudrait que quelqu'un me
tue, je ne sais pas, la Sécurité Sociale devrait racler ses fonds
de tiroir pour engager un sniper. Un chacal.
J'exploserais à une intersection, en attendant que le feu passe au
vert pour moi (« Ah mais dites, il respectait quand même
certaines choses, ce Nordmann... »).
Là
aussi, je dois me défaire de ces illusions. Je crèverai d'une crise
cardiaque ou d'un cancer, comme tout le monde. Vous serez contents
tout de même, ne vous en faites pas. Ça fera un indésirable en
moins. Nordmann. Ce maître de l'ambiguité. Avec lui, on savait
jamais si c'était du lard ou du cochon... (Ah mais non, vous faites
erreur, c'était un enculé de première.)
Etc.
J'évite
des étrons dont je ne saurais dire la provenance en termes de
taxinomie. Des êtres traînent, calculent des coûts aux abords des
putes. Des dealers passent en trombe, voitures décapotables, une
main sur le volant, l'autre refermée sur une bouteille de jus de
fruit (non, je rigole), sono à fond sur le boulevard. Depuis
l'arrière-cour d'une petite rue perpendiculaire, j'entends une
gonzesse qui crie. J'y vais sans me presser. Deux mecs essaient de la
violer au milieu des poubelles. Je sors mon Smith & Wesson (je
porte un blouson de toile), tire deux balles dans le monstre
bicéphale, ça fait flop sur le sol, tout mou soudain. Des bouts de
cerveau luisent sous un néon. La fille se rhabille à moitié, se
barre en courant, sans même me dire merci. Je n'attendais pas de
remerciements. Je n'ai même pas dissimulé mon visage, je sais très
bien qu'il n'y aura aucune suite ; il est déjà trop tard. Je
m'éloigne.
Burgers
gras. Frites dégoulinantes d'huile. Odeur de merde. Sueur dans les
murs, sur le carrelage. Banquettes moites. Je mange, éructe.
Transpiration en cascade en ralenti dans mes cheveux pas peignés,
sur mon front, mes tempes. J'ai tué, je n'ai même pas d'érection,
j'ai oublié à quoi ressemblait la fille. Mais je bouffe. Personne
n'a envie de me tuer, moi. Je bouffe. Autour de moi, faces sans joie,
mastication mécanique des cas sociaux sous une compil de Michael
Jackson. Il y a tout de même un môme hystérique qui gueule,
quelque part. Il voulait le Big Merde, pas le Chiasseburger. Le
chargeur de mon S&W est vide.
Je
ressors. Je vais rentrer chez moi, parmi mes détritus. Puis je vais
ressortir. Puis re-rentrer. Je vais peut-être dormir.
Vous
allez prendre vos trains de nuit.
Paul Sunderland