Doit
être 17 heures, juste le béton, le soleil, et les rues de la ville
qui crachent son sang sans relâche. Les passants ne sont que des
globules rouges, ou blancs, transportant l'oxygène, un peu
d'hémoglobine, du poison, des bactéries, de la merde, saloperies en
pagaille qu'ils refourguent à d'autres ou recrachent dans leur
taudis. C'est un système en équilibre. Un corps sain qui gère sa
fièvre. Qui n'est jamais vraiment guéri et jamais vraiment malade.
En équilibre, précaire, avec ses clodos, ses cadres revenant du
boulot, sa marmaille qui hurle à la sortie des écoles, les salons
de coiffure, bijouteries, boulangeries, quelques poivrots, quelques
tarés, un peu de flicailles pour réguler le métabolisme. Et aucune
place pour le hasard.
Je
m'arrête au supermarché, je me prends 1 litre 5 de rosé. De la
munition. J'suis en résistance. Je bois peinard sur la route. Tout
ce que j'aime. Longue avenue qui montre jamais le bout de son cul.
Pas grand monde. Des tags partout, des zones en chantier, des
sous-ponts qui puent la pisse. L'ammoniac putride. Cent ans que c'est
comme ça. L'odeur gravée dans l'éternité comme à l'acide
sulfurique. Forgée dans le socle de la civilisation.
Il
fait bon et c'est déjà ça. Je torche tout ce que j'ai comme je
peux. Ça a du mal à passer, mais en forçant un peu ça rentre.
J'suis cuit. Je pense à des navires flottant dans le ciel larguant
des cargaisons de salopes et ravageant le monde au lance-flammes.
Je
m'arrête pour arroser un arbre. Peut-être que des fleurs folles y
pousseront. Des plantes carnivores avec des gueules d'alligator. Ou
peut-être qu'il crèvera. Ranci par mon urine. Dégringolade de la
vie. Comme une pluie de merde sur le monde.
Je
m'achète une binouze et je me pose dans le centre-ville, sur un
muret, près des bars, près des cafés, près des joyeux étudiants
et lycéens qui ont plus d'argent de poche que j'ai de salaire, qui
portent des chemises à carreaux repassées, propres, des godasses
toujours neuves et mêmes des écharpes en soie. Et ces types-là
lèvent les plus belles minettes de la ville.
Pendant
qu'ils balancent leur venin à des connes déjà trempées, un type
vient m'aborder. Doit avoir la quarantaine, dégarnis avec quelques
cheveux bouclés qui tiennent encore le coup. Petit, typé arabe.
«
Dis, je peux te parler ? qu'il me demande.
—
Vas-y... »
C'est
un dingue, je le sais déjà. De l'espèce citadine. J'ai toujours le
chic pour attirer les tarés. Pourquoi ça changerait ?
«
Ça va mal finir tout ça ! Ça va mal finir ! »
Superbe.
Je suis posé sur un muret derrière un temple qui a 2000 ans, un
ciel bleu et con n'en finit plus de tourner dans mes yeux imbibés
d'alcool, et ce déglingué de la cervelle va me parler de fin du
monde. Faut toujours que ça me tombe dessus. À croire que je suis
pas bien net. Si bien que ces gars-là doivent se dire « il est des
notres ! ».
Le
type me tient le crachoir pendant une bonne heure. Me parle de
gouvernement secret, d'électrodes qu'on lui aurait foutu sur le
crane pour intercepter ses pensées. Toute la merde habituelle. Et il
en parle bien ! C'est ça le signe le plus reconnaissable de la
folie. C'est la manière dont un homme arrive à parler distinctement
et intelligiblement des choses les plus insensées.
«
Ouais, ouais, que je me contente de répondre. »
Je
profite qu'il sait plus trop quoi dire et que j'ai fini ma bière
pour m'éclipser. Voyant que je me casse, il en profite pour m'en
sortir une dernière :
«
Dis Mike, tu penses qu'un jour je retrouverais l'amour ? »
Il
va presque m'arracher une larme. Qu'est ce que je peux lui répondre
? Non ? Est-ce que ça va l'aider ? Et puis après tout, pourquoi pas
? Va savoir. Une autre tarée. Ça ferait un couple de dingues.
Peut-être que leurs gosses seraient des génies. J'me casse sans
rien lui dire.
Pas
facile d'être poéte dans un monde complètement con et dingue.
C'est être un détenu, un captif. Prisonnier de l'inutile, du vain,
du ridicule. C'est être en guerre contre une bête inaccessible,
contre un vent contraire, stupide et incohérent. C'est être un
arpenteur du néant. Un étranger.
Je
continue d'errer. C'est tout beau. Tout chiant. Des rues pavées, des
boutiques de fringues qui semblent toujours en soldes, des branleurs
qui font dans leur froc quand je m'approche de trop près et des
gonzesses éternellement pressées.
Doit
être 20 heures et les rues commencent déjà à être désertes. Les
télés doivent carburer à plein volume comme des cathéters
anesthésiques. Et déjà presque plus rien ne vit. Reste quelques
groupes à des terrasses, toutes les vitrines sont fermées, tous les
bosseurs sont rentrés, enfermés, barricadés, et toutes les
fenêtres qui éclairent encore un peu les rues sont fatalement
inaccessibles.
Je
m'achète une dernière saloperie pour dire de m'achever et je me
dirige vers le Rhône. En chemin, je décide de prendre un passage
qui mène sous la route, qui longe la flotte et j'espère y trouver
des dealers, des tueurs, des putes ou des martiens. Mais rien. Pas un
signe de vie. Pas un seul détraqué qui s'y planque. Pas de vagabond
qui y dort. À croire que tout le monde est bien peinard chez soi.
Comme si la nuit effaçait toute forme de vie. Un soir de la semaine,
avec le réveil programmait à 6 heures 15, y a personne qui va jouer
au con.
Je
longe le fleuve, je suis presque au bord. Y a des petites vagues
comme si c'était la mer ou l'océan. Je sens un peu de fraicheur. Un
peu de sensation. La lune se reflète dedans, et c'est une bien
maigre compagne. Les immeubles qui s'y réflètent aussi sont comme
des grottes, des terriers, des refuges pour des animaux apeurés.
En
remontant, je croise une gonzesse. Plutôt grosse, mais trainant sa
dose de sensualité. Elle promène son chien. Le temps que je me dise
que je la baiserai bien, elle a déjà disparu. Ou alors je suis
complètement cinglé. En plus d'être complètement torché. Je me
dis que si je la revois, je la retourne contre un mur, quitte à la
violer. Mais plus personne en vue. Rien que du vide, partout. La
tristesse d'une soirée ordinaire. Aucune place pour moi, ni pour le
hasard. Je laisse tomber. La ville est morte. La vie est morte.
L'ennui rode partout.
J'ai
plus rien à boire et je m'assois en face du Rhône. L'eau a l'air de
surgir de nulle part, n'en finit plus de couler, et emmene avec elle
une nouvelle journée pour rien, inutile, éteinte. Déjà oubliée.
Et
la nuit, aussi, semble être ailleurs.
Mike Kasprzak
Je tombe dessus à l'heure de l'apéro. Bon, je n'ai pas le Rhône mais je bois un coup à ta santé pour laver l'ennui, tchin-tchin, et que les mots pétillent !
RépondreSupprimerZib