mercredi 10 juillet 2013

Lignes de fuite, Stadtluft macht frei


Les bières ne moussent plus, les serveurs maugréent. Sous les bannes des bars, la nuit s'est réfugiée, rongée par le jour qui se déverse à grands flots acides. Les derniers fêtards se lèvent en titubant, avançant dans le vertige d'un ciel comme une claque : noir turquoise. Le temps recommence, bientôt, le corps ira s'encorseter, se répartir (la tâche), s'organiser. Jetez-le quelques heures sur un lit, amas mou, masse informe ; nettoyez-le – douche froide, durcissement des membres ; signez-le enfin – fards, costard, rasoir - qu'il reparte à la production.
Mais pour l'heure, le ciel est encore profond et les éboueurs s'étirent avant d'enfiler leurs uniformes. Les pavés brillent de tous les liquides échappés de la nuit : pisse, crachats, vomissures, saignées, alcools, sécrétions sans fin, suppurations de la vie.
Quand la ville bascule dans la nuit (...), [tout] est à reprendre, à redistribuer : le nocturne s'en mêle, eh bien oui, il faut inventer. Et plus difficile encore, inventer ce qui est. La nuit se peuple alors de loups-garous, animaux jaillissant des terriers creusés sous le béton et les parallélépipèdes : souris chauves, chats chassant, peurs patentes, désirs étalés et détalés.
Dans la chaleur de ses antres, utérus spongieux où branler ses certitudes et toutes les vérités – et qu'elles crachent leur venin, qu'elles brûlent en enfer ! - le monde est fait et défait, la parole inventée, frottée amoureusement contre les peaux des autres ou, au contraire, plantée dans leurs chairs. D'incessants flux de possibles tissent l'obscurité de chansons, dressent des barricades ou entraînent les corps qui se cherchent - chaleur des épaules, des bras, des cuisses - dans un tourbillon : bouillon de culture, mélangeur d'essences et de sens. Les rythmes battent le trottoir et les bars, emportant dans leur transe les têtes coiffées de sauvages mêlées. Sur les lèvres, un goût de puissance. Dans les yeux, du feu.
Et peut-être bien aussi, que les danses urbaines des traîneurs de savates nocturnes gardent une partie non négligeable de cette vérité oubliée : l'illusion.
Petit à petit, l'aube au bleu profond, aux chants d'oiseaux mystérieux, l'aube s'évanouit et affadit la nuit. Le jour arrive, qui aplatit la ville picorée de pigeons. Il est l'heure d'aller chercher ailleurs les tripes et les boyaux, les égouts par lesquels s'enfuir, une fois de plus. Traîner un corps, un regard lourds et neufs. Tracer des chemins sous la pluie battante, hors des boulevards battus.
Souvent, au petit matin, le sol est jonché de mille flaques d'eau, comme si le miroir tendu au ciel venait de se briser en mille morceaux. Mille cailloux qui mènent au fleuve, à ses eaux et à leur charroi de péniches et d'hommes. Ses eaux dignes, drapées dans leurs quais de pierre bleue ou sable ; le fleuve qui se la coule douce et que les édiles croient dompté, sa gueule d'écume mâchouillant, docile, le mors des écluses ; bitumés, ses bras ; allongé sous les cerceaux des ponts tel Gulliver, dans une camisole de digues. Le fleuve négligé, méprisé, insulté, dans lequel leurs usines crachent à gros bouillons bilieux.
Pourtant, lui aussi offre, à qui l'aime-le-suive, des odeurs de boucane et d'algues féroces, des ciels changeants chatoyant de soleils, des envols de mouette, et de blanches marquises d'où barrer les horizons. En amont, ses berges se couvrent de fleurs et de tilleuls ; en aval, de ciment et de bittes.
Et puis, les usines, châteaux de rouille et de fumées, de flammes et de sueur et de pleurs et de luttes et de putes le long de ses ruelles assombries de crasse. Caprices de Barbes-Bleues chaussés de bottes de sept lieues et partis voir ailleurs si nous n'y sommes pas.
Un jour, il faudra les reprendre aux maîtres qui leur tournèrent le dos et leur chièrent dessus. Sinon, le fleuve s'en chargera, comme des terrils se chargèrent les rhizomes plantés par les anciens esclaves des mines, Flamands venus du Nord, du Sud les Italiens, Marocains ou Asturiens, coke en stock. Advenus Wallons, encaissés dans ces vallées à présent ébouriffées de collines dont la terre - déchets noirs, poussière de charbon - couve, encore et toujours, des feux follets.
Il est arrivé que parfois ces cratères se réveillent, grondent ; les rues se dépavaient, les vitres sans tain volaient en éclats et, des casernes, sortaient les autopompes, les bottes et les sirènes. Souvenirs, memories enfouis dans les cimetières qui surplombent la ville, avec les armes des résistants de la IIe guerre. Plus personne ne sait où sont enterrés les fusils et les grenades. Rouillés, eux aussi, comme les cervelles. Comme les usines. Comme l'espoir. Réseaux taris quand mourut le dernier d'entre eux, trouduc', pas foutu de transmettre.
Alors, lorsque la nuit s'empare de la ville, sous le béton et les parallélépipèdes, des animaux creusent des terriers, des milliers de tunnels pour miner le terrain d'idées larvées et de folles paroles car créer, c'est résister.

Nadine Janssens
Auteur d'Histoires Marmonnées paru en 2013 aux éditions Lunatique


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