Les
bières ne moussent plus, les serveurs maugréent. Sous les bannes
des bars, la nuit s'est réfugiée, rongée par le jour qui se
déverse à grands flots acides. Les derniers fêtards se lèvent en
titubant, avançant dans le vertige d'un ciel comme une claque : noir
turquoise. Le temps recommence, bientôt, le corps ira s'encorseter,
se répartir (la tâche), s'organiser. Jetez-le quelques heures sur
un lit, amas mou, masse informe ; nettoyez-le – douche froide,
durcissement des membres ; signez-le enfin – fards, costard, rasoir
- qu'il reparte à la production.
Mais
pour l'heure, le ciel est encore profond et les éboueurs s'étirent
avant d'enfiler leurs uniformes. Les pavés brillent de tous les
liquides échappés de la nuit : pisse, crachats, vomissures,
saignées, alcools, sécrétions sans fin, suppurations de la vie.
Quand
la ville bascule dans la nuit (...), [tout] est à reprendre, à
redistribuer : le nocturne s'en mêle, eh bien oui, il faut inventer.
Et plus difficile encore, inventer ce qui est. La nuit se peuple
alors de loups-garous, animaux jaillissant des terriers creusés sous
le béton et les parallélépipèdes : souris chauves, chats
chassant, peurs patentes, désirs étalés et détalés.
Dans
la chaleur de ses antres, utérus spongieux où branler ses
certitudes et toutes les vérités – et qu'elles crachent leur
venin, qu'elles brûlent en enfer ! - le monde est fait et défait,
la parole inventée, frottée amoureusement contre les peaux des
autres ou, au contraire, plantée dans leurs chairs. D'incessants
flux de possibles tissent l'obscurité de chansons, dressent des
barricades ou entraînent les corps qui se cherchent - chaleur des
épaules, des bras, des cuisses - dans un tourbillon : bouillon de
culture, mélangeur d'essences et de sens. Les rythmes battent le
trottoir et les bars, emportant dans leur transe les têtes coiffées
de sauvages mêlées. Sur les lèvres, un goût de puissance. Dans
les yeux, du feu.
Et
peut-être bien aussi, que les danses urbaines des traîneurs de
savates nocturnes gardent une partie non négligeable de cette vérité
oubliée : l'illusion.
Petit
à petit, l'aube au bleu profond, aux chants d'oiseaux mystérieux,
l'aube s'évanouit et affadit la nuit. Le jour arrive, qui aplatit la
ville picorée de pigeons. Il est l'heure d'aller chercher ailleurs
les tripes et les boyaux, les égouts par lesquels s'enfuir, une fois
de plus. Traîner un corps, un regard lourds et neufs. Tracer des
chemins sous la pluie battante, hors des boulevards battus.
Souvent,
au petit matin, le sol est jonché de mille flaques d'eau, comme si
le miroir tendu au ciel venait de se briser en mille morceaux. Mille
cailloux qui mènent au fleuve, à ses eaux et à leur charroi de
péniches et d'hommes. Ses eaux dignes, drapées dans leurs quais de
pierre bleue ou sable ; le fleuve qui se la coule douce et que les
édiles croient dompté, sa gueule d'écume mâchouillant, docile, le
mors des écluses ; bitumés, ses bras ; allongé sous les cerceaux
des ponts tel Gulliver, dans une camisole de digues. Le fleuve
négligé, méprisé, insulté, dans lequel leurs usines crachent à
gros bouillons bilieux.
Pourtant,
lui aussi offre, à qui l'aime-le-suive, des odeurs de boucane et
d'algues féroces, des ciels changeants chatoyant de soleils, des
envols de mouette, et de blanches marquises d'où barrer les
horizons. En amont, ses berges se couvrent de fleurs et de tilleuls ;
en aval, de ciment et de bittes.
Et
puis, les usines, châteaux de rouille et de fumées, de flammes et
de sueur et de pleurs et de luttes et de putes le long de ses ruelles
assombries de crasse. Caprices de Barbes-Bleues chaussés de bottes
de sept lieues et partis voir ailleurs si nous n'y sommes pas.
Un
jour, il faudra les reprendre aux maîtres qui leur tournèrent le
dos et leur chièrent dessus. Sinon, le fleuve s'en chargera, comme
des terrils se chargèrent les rhizomes plantés par les anciens
esclaves des mines, Flamands venus du Nord, du Sud les Italiens,
Marocains ou Asturiens, coke en stock. Advenus Wallons, encaissés
dans ces vallées à présent ébouriffées de collines dont la terre
- déchets noirs, poussière de charbon - couve, encore et toujours,
des feux follets.
Il
est arrivé que parfois ces cratères se réveillent, grondent ; les
rues se dépavaient, les vitres sans tain volaient en éclats et, des
casernes, sortaient les autopompes, les bottes et les sirènes.
Souvenirs, memories enfouis dans les cimetières qui surplombent la
ville, avec les armes des résistants de la IIe guerre. Plus personne
ne sait où sont enterrés les fusils et les grenades. Rouillés, eux
aussi, comme les cervelles. Comme les usines. Comme l'espoir. Réseaux
taris quand mourut le dernier d'entre eux, trouduc', pas foutu de
transmettre.
Alors,
lorsque la nuit s'empare de la ville, sous le béton et les
parallélépipèdes, des animaux creusent des terriers, des milliers
de tunnels pour miner le terrain d'idées larvées et de folles
paroles car créer, c'est résister.
Nadine Janssens
Auteur d'Histoires Marmonnées paru en 2013 aux éditions Lunatique
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