Extrait
Des Girafons
Besoin
de trempe
Février
2012
Mâchoires
serrées, je rêve d'une retraite fin de siècle depuis des mois
déjà. D'un estivage, d'une transhumance vers un confinement, mais
choisi par moi.
Je
ne parviens décidément pas à m'insérer dans la vie depuis qu'elle
n'est plus extrême et faite de certains fastes. Par splendeurs,
n'allez pas imaginer les grossièretés que procure le pognon. Je
vous parle ici d'états de grâce, de gens approchés, de vigueurs
éprouvées, enfin de tout ce qui fait une effervescence vraie, ce
tohu-bohu raffiné qui me seyait.
Or,
par l'espièglerie d'une roulette russe vacharde, j'ai été éliminé
et détourné de ma propre route. Je n'exclus pas que cette éviction
fasse partie de mon drôle de chemin. Comme si tout cela n'était
qu'un épisode d'un plan plus vaste ? Un rituel de passage
difficile à cerner. Cette période-ci, miteuse entre toutes,
est-elle une voie déconcertante voulant me mener ailleurs ? Ou
encore, me conduire au même endroit, mais plus sèchement cette fois
? Toujours est-il que ce bouillonnement que j'aimais tant est
derrière moi. Pris au dépourvu, piégé, je ne suis pas préparé à
ce si grand calme qu'est ma nouvelle mort. Impuissant, j'assiste à
la dissolution de mes fondamentaux, lesquels baignent maintenant dans
le jus mordicant. Vétéran sans combat à venir - je n'en vois aucun
-, et personne pour partager mes engouements évanouis, il ne me
reste que la vie de tous les jours, ici chez moi, au milieu de ce
cloaque à sottises qu'est mon quartier.
Elles
sont pourtant énormes, les sornettes qui m'entourent ! Mais personne
ne semble en souffrir ? Dans ma ville, tout est laid et rien n'est
beau. Tout s'y mêle, goitres, préfabriqués, échangeurs, varices,
fous espoirs et couperose, graffitis, cris de bêtes qu'on rudoie
dans les boxes, lignes à haute tension, protubérances cocasses,
affiches lacérées de candidats à noms incongrus, jusqu'aux ados
boxant torse nu en short taï. Je consentirais à y vivre en apnée
mais c'est impossible. Tout pénètre. Intimement. Je limite les
dégâts en tentant de ne vivre que la nuit. Vous ne vous figurez pas
toutes ces saletés quotidiennes auxquelles on me confronterait
autrement ! Ce sont des choses, voyez-vous, qu'il m'est difficile de
vous expliquer. Ces attaques sont le plus souvent insidieuses. Elles
taisent leurs noms, ces ignominies-là. Les zones pavillonnaires sont
extrêmement redoutables sous des hardes fadasses. Ça se joue à des
pas grand-chose, parfois, l'enfer coquet.
La
beauté pure n'entre jamais ici. Ou, du moins, y en a-t-elle été
chassée il y a longtemps. Elle vivait encore ici à l'époque où
l'apparition des fraises des bois était une date dans l'année pour
les gens. Le muguet sauvage fané, elles prenaient le relai. Les
familles les cueillaient le dimanche. C'était dans de malingres bois
sans valeur qui tapissait ces collines de rien du tout.
La
beauté vit ailleurs maintenant, au-delà d'un check
point immatériel. Même les belles filles - il y en a pourtant
quelques-unes - ne sont pas pour moi. Trop de choses nous séparent :
petites rappeuses préoccupées de smartphone, collégiennes à beaux
culs, gazelles incultes et fâcheuses. Non, il ne me reste que le
poison de mon décor alentour. Je ne vois que lui. Mais attention, si
cette vie est sans éclat, elle n'est pas sans risque. Il ne faut pas
en mésestimer la force. Sans cesse, sa fadeur ronge comme l'acide.
Toute cette saloperie est terriblement contagieuse. Je reste donc
toujours très vigilant. Je repousse tous les assaillants. Du voisin
envahissant jusqu'à la paramécie. J'habite une gangrène.
N'allez
pas croire pour autant que j'aille mal. Je vais même plutôt bien
même. J'ai juste besoin d'une villégiature qui soit radicale mais
élue par moi. Oui, même un gouffre conviendrait. Quand je suis de
bonne humeur, je verrais bien un hôpital cerné d'herbes folles.
J'ai besoin de me poser dans quelque endroit stupéfiant. Pas de
voyage surtout. Non non non ! De croisière, encore moins. Ça
frelate l'âme. Non, il me faut une rade plutôt. Un tombeau à ma
convenance. J'imagine un sanatorium défraîchi, suranné. À flanc
de roc, peut-être ? Romantique ou janséniste ? Rococo ou austère,
j'hésite selon les jours. Je le peuple ! Quel soulagement de pouvoir
à nouveau n'en faire qu'à ma guise. J'invite un gratin hétéroclite.
D'abord, certains morts avec lesquels le commerce sera satisfaisant.
Je convoque donc quelques illustres. Puis, pour parfaire mon projet,
je convie quelques jolies femmes de caractère. Encore, toujours
choisies avec un souci égal, quelques nymphes compétentes. A
Saint-Anne, quelques histoires avec des filles s'étaient nouées.
J'ai bien envie de rééditer cette possibilité-là. Les hôpitaux
sont des lieux propices aux rencontres.
Comme
un tel lieu n'existe pas, ma hantise grimpe. Mes rides du lion se
creusent.
J'ai
ressorti un dépliant de la sécu que j'avais négligé. C'est un
prospectus prétentieux, à rehauts d’or sur vélin bordeaux qui
plastronne, qu'on excuse sa pompe, « clinique agréable, dans
son parc séculaire ».
Ce
serait, parmi les cabossés, mon El Dorado. Ceux du bassin parisien.
Des névroquelquechose.
Un
sarcophage loin de tout dans lequel je pourrais me séquestrer,
fût-ce avec d'autres, couper court à mon train-train qui
m'affaiblit, voilà c'est ce que je cherche.
Ici,
chaque jour m'éloigne de moi. Je sens très clairement qu'il me faut
revitaliser ce qu'il y a de plus morbide en moi pour ne pas stagner.
Pire, changer. Il me faut ce coup de rein si je ne veux pas gâcher
toute cette énergie noire amassée depuis mes dix-huit ans. L'œil
de l'aiglon est une foutaise ! Il vire si vite en regard de veau...
Ne
pas tergiverser, donc. Redevenir radical. Ce serait comme aller suer
à la salle. Me tabasser d'abord pour refaire surface peut-être.
Faire rougir mes poings et les plonger dans un bain de trempe.
Le
ring, le vrai, la vie, ça viendra ensuite. (...)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire