Aux
alentours de vingt et une heures, après m’avoir réveillé en me
secouant, Linda m’attira sur le parking auprès de sa 205 blanche
sur laquelle elle s’appuyait lorsqu’elle me proposa de « bouger
» comme on disait, en teuf, en Ardèche, à quelques quatre-vingt
kilomètres de là, pour aller s’éclater en campagne, en dehors de
toutes pressions urbaines qui, je cite, « détruisent peu à peu
tout son complexe vital. »
Cette
idée me surprit. Je pensais clairement qu’en ville, on ne
rencontrait que la vraie vie. La pauvreté, la misère sont
inhérentes à tout Urbs, où les plus mauvais côtés de l’homme
se côtoient en une bouillie visqueuse de maladies sociales, canines
et industrielles. La soupe moderne n’est pas bonne à boire en «
cul-sec » ; son assaisonnement de particules de méthane et de
soufre la rend piquante en bouche, légèrement constipante au
ventre. Pourtant l’enfant de la ville est forcé de la boire, à
grands coups « d’une bouchée pour maman » et de psychanalyses
freudiennes, par de grandes tapes dans le dos et de pilules
antidépressives… La gorge s’assèche, elle devient râpeuse mais
tout passe avec une cuillère de lubrifiant à l’huile de foie de
moteur ; tout passe quand on lui tient bien au fond du gosier,
l’entonnoir du plaisir consumériste. La queue que l’homme a
perdue dans son évolution, pourrait bien d’ici quelques efforts
cliniques en génétique, se retrouver remplacée par une superbe
chaîne de démarrage chromée par laquelle le patron allumeraient le
cœur attentif au service d’un cerveau réceptif pour que débute
la tâche quotidienne de l’esclave, disons à 6 h 30 du matin, et
qu’il coupe le tout dès sa fin, aux environs de 20 h 30 au sortir
du journal télévisé annonçant la tragédie de la chute de la
bourse : assez de temps quotidien pour que la machine humaine aille
jusqu’au bout de la date-butoir de péremption, quarante cinq ans.
Miller délivre cela magistralement : à quarante-cinq ans,
l’homo-economicus connait ses premiers ratés et très vite,
l’usure trop rapide, cancer, lumbago, et autres menus plaisirs, le
transforment en un « cadavre vivant ».
La
longue file indienne de vans cabossés et de voitures malingres
roulait à douce allure sur le périphérique, nous laissant le temps
de contempler l’architecture kolkhozienne de ce fossé bitumeux,
frontière polluée entre deux mondes : d’un bord, les cairons
alvéolaires des habitations, les hautes tours mollement érigées,
toutes ces constructions porphyrisées par l’atmosphère, les
arbres blanchis et nanifiés par les strates plastiques et l’absence
de terre, le linge séché aux pots d’échappement qu’on se
passait sur le corps pour s’exiler en face… En face, les
triturations néo-modernes nouées de veines regorgeaient le poison,
les artères, le pétrole. Les néons pisseux étaient braqués sur
les fresques einsteiniennes peintes sur les énormes fûts de
stockage, la langue tirée des grands hommes de la Science justifiait
les tumescences, le dégueulis et la puanteur de ces monstres
d’architecture, obèses et païens, posés là, suants, opimes,
scintillants d’ocelles enflammés comme un virus, sur un grand
champs d’huile et d’oxyde, à cracher, à condamner, à éructer
contres les pauvres grouillant dans leur mauvais décor de stuc et de
plâtre. Tous ces géniaux comédiens de l’inhumanité s’échinaient
de mille sangs à joindre l’autre bout pour creuser la fiente,
l’ordure et le fossile, pour la gloire d’un dieu patron qui
pétait à table, rotait après le digestif, et dégageait en riant,
aux visages des gamines-ramène-plat et du petit serviteur
valétudinaire, une odeur d’acide et d’ammoniac, qui les
faisaient s’effondrer, se ramasser, puis, étrangement, se relever
et recommencer. Moi aussi, j’en avais respiré : de l’autre côté
de l’une de ces barres, se ratatinait le collège où j’avais
travaillé toutes ces années à en crever de morale. Le périphérique
c’était cela : le canyon aux illusions, les roues du temps
empêtrées dans cette mécanique qui broie les hommes et fait d’eux
de pauvres dieux ou d’opulents démons. Le périphérique ça
n’avait rien d’une route, c’était un fossé, un trou, un
charnier.
Derrière
moi déjà il y avait la ville, ses métros, ses immeubles perchés
qui frottent l’anus divin de leurs doigts-antennes : les petits
richetons tètent avec avidité cette tige maculée de poussières
d’or ; les autres croient vivre et s’étouffent par bouffées de
nuages carboniques et d’ondes télévisuelles. Le tramway et les
fantômes, l’inaltérable solitude d’un apatride en son pays, un
pays qui n’en a rien d’un : un territoire délabré, des
frontières voraces, un peuple sans âme, des utopies ensevelies par
le pragmatisme et la rationalité au creuset de la compétition. La
ville n’est pas géographique. Elle est un pur instrument de
pouvoir sur lequel s’agglomèrent de la ferraille et du béton, de
la chaux et de l’acide, du sang et des larmes, des matières sales
mêlées en de petites cellules désuètes et préfabriquées, des
boules de polystyrène tombées en étal d’un carton éventré :
des noyaux moulés, ronds et lisses, sans esprit ni puissance sinon
ceux de vibrer de vitesse pour leur auto-désagrégation, cette
activité stérile qui les enclôt à tourner en rond à toute allure
sur des circuits routiers, électriques, numériques, sociaux, des
circuits fermés, eux-mêmes emprisonnés entre les barrières
d’autres circuits fermés… Voilà l’éternel phobique où
s’étend rampante la fondrière monstre de la condition de mes
contemporains. En ville, la cellule, où qu’elle se penche, se mue
en une bête peureuse et pleurnicharde, violente et colérique, et
ferme ses portes en les claquant, ou tire et assassine… puis se
barricade derrière des murs solides et épais de considérations,
des alarmes d’incompréhensions, des cris d’indifférence ; le
bruit fusionnel de la bête à moitié crevée, en pleur et ne
désirant pas mourir… La cellule s’enterre là pour toujours, les
sens oblitérés, dans un trou qu’elle creuse en tournant de plus
en plus vite sur elle-même, sous la pression du groupe en manège
qui torture : « C’est pour ton bien ! C’est la norme ! » ; maux
de tête et dépression, arrivisme forcené, bave au lèvre et cancer
déclamé, la cellule métastasée s’est peu à peu coupée de
tous, et l’on entend, au loin, leur cabosse émergeant à l’horizon
d’un ossuaire, les échos répétés d’un chœur de solistes
affamés.
Niel Achaume
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire