J’entends
déjà le bourgeois : quelle horreur stupide et crasse que cette
Grande Motte ! Je l’avoue, j’ai pu moi aussi me comporter
odieusement avec ce souvenir. Dix ans passés ici dans le pli de tes
plages, dans ton eau, dans le nuage de mon enfance et pourtant, je
t’ai caché comme une laide femme, ou trop bête, trop populaire,
comme la mère qui nous emmène à l’école en voiture, et dont, je
ne sais pour quelle raison, j’ai pu avoir honte. Il y a toujours ce
« c’est la Grande Motte mais… » et ce « mais » c’est le
petit meurtre de ce petit enfant au t-shirt rose, les fesses nues,
courant dingue dans la fumée aqueuse. Mais si je tenais la lame, qui
tenait donc le bras ?
La
motte du couchant n’est pas un lieu stupide par définition. La
motte du couchant est un ventre rond, grandiose et tendu, passé au
rouleau de la mer glacée. Elle unifie les gens, les adoucit. Il y a
bien quelques dragueurs un peu excités, ou deux ou trois bougons
moustachus dans l’attente du pastis perroquet du soir mais
eux-mêmes semblent éteints, défraîchis à l’éteignoir de la
tramontane, leur chahut intérieur étouffé par l’incessant roulis
des vagues, le temps comme une berceuse douce. On lit le journal, on
écrit, on monte un ou deux pâtés de sable et aussitôt les mots
sont perdus, les plus hautes murailles écroulées par le sel et
l’eau. Et telle que la goutte se croit commander au règne de
l’eau, tout à coup, l’on comprend que l’on est propriétaire
de rien, ni de son image, ni de l’image de la mer. Vaporisée !
Rien ne limite la perception de soi à l’infini. C’est une
langueur qui prend au cœur, qui n’y pénètre pas comme une dague,
mais qui se diffuse de l’intérieur, la bulle présente là depuis
toujours, simplement extatique. On s’enfonce en soi-même, lapé
par les vagues, dissolu en un avant-goût d’oubli. On oublie
livres, passions, corps, esthétiques, on oublie sa vie même et on
glisse vers ce fabuleux rien qui ne peut qu’émerger de la très
profonde conscience de sa petitesse et d’une immense joie à être
si peu, si peu coupable, si peu responsable. Le sable polit le corps
et fait étinceler l’âme. Nous sommes réduits à ce que nous
sommes réellement, à peine quelques grains, enfouis sous le
coquillage d’un univers. Alors à quoi bon se battre ? Sous le
chant des goélands, je m’enfonce doucement.
Paul Jullien, Journal de bord d'abyme 2
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