lundi 8 juillet 2013

LA LITTÉRATURE TORRIDE EN ARGENTINE




LA LITTÉRATURE TORRIDE EN ARGENTINE

par Arthur-Louis Cingualte

Elles ont bougé, ses fossettes. C’est indéniable. Elle à beau détourner le truc en étant en sous-vêtements (dentelles noires assorties à ses cheveux), on ne voit que ça maintenant : ses fossettes. D’ailleurs, on peut recommencer : on a tout soigneusement décomposé. Il y a eu, dans l’ordre, un instant, l’avant, où l’on traînait envoûté, le long de son corps tout entier, puis rapidement le pendant, et enfin l’autre, celui-ci, l’après, durant lequel ― et donc encore maintenant ― l’architecture de son visage a fini de subtilement se métamorphoser. La toute nouvelle expression qu’elle invite à considérer déconcerte et demeure sans interprétations possibles. Sous sa poitrine démesurée, on ne sait si tout cela bouillonne ou gèle. Même la situation de ses commissures (yeux, bouche) ― situation toujours siamoise à celle des fossettes ― n’apporte aucune indication. En considérant donc son attitude, aucun sentiment précis n’est identifiable. Et comme si cela ne laissait pas le voyeur suffisamment perplexe, son petit doigt gauche, selon un tracé fainéant et tourbillonnant, parcourt de la pointe de son ongle vernis l’intérieur de sa cuisse droite jusqu’à la zone qui réunit en un territoire, pour le bonheur éternel d’un grand nombre, les deux. Elle ne s’y arrête cependant pas, remonte sa main en passant par son nombril, puis par sa poitrine, et enfin la redescend en dessinant toujours sur son derme bronzé de petits motifs concentriques hypnotisants. Elle semble prête à attiser quelque fièvre en ses chairs. Elle renverse sa tête en arrière et se mord lentement, d’un un bleu magenta à un rose paisible, la lèvre inférieure. La mâchoire relâchée, le son de sa voix enrobé par l’écrin d’un timbre grave, comme l’expire en un dernier effort un mourant heureux, couine suavement le han de l’âne.

Après ça, elle se fige. Ses paupières alors closes la contraignent à interrompre sa lecture. Oui, parce que, aussi étonnant que cela puisse paraître, depuis un petit bout de temps elle lit ― et pourtant elle est loin d’avoir la gueule de la liseuse de Fragonard. Quand on est devant, là, à l’observer en train de lire et commencer presque à se toucher, c’est particulièrement surprenant. Ça fait mascarade. Ça fait faux. Le fond et la forme ne dialogue pas dans la même langue : le mélange écœure, ça en devient même presque embarrassant. Alors qu’elle, elle ne s’est jamais encombrée de telles comédies. Son rôle, celui qu’elle tient inlassablement à merveille, est simple : c’est celui de la pétasse. Et c’est bien connu les pétasses ne lisent pas ! Qu’est-ce qui lui a pris ? Personne ne veut voir une feuille dissimuler un téton, des mots absorber un regard. Ce n’est pas à la hauteur de sa réputation caniculaire de chauffeuse effeuillée à elle, la célèbre playmate argentine, de tourner les pages d’ouvrages sans couleurs ni images. De son siège princier de bonnasse elle doit défendre son empire de sensualité vulgaire et éviter quelques aberrations de communication ; parce que les autres pétasses, derrière, encore un peu dans l’ombre, elles en ont de l’ambition. Un couteau entre les dents, elles n’attendent que ça, un faux pas, pour lui voler ne serait-ce qu’un mois la couverture de playboy, pour provoquer, à sa place, un scandale à la télé. Elle qui symbolise chez la moche en colère, l’esthète pédé, ou bien encore pour le quidam le plus standard, la pétasse. La fille conne, ravie et érectile, qui ne sait que faire bander les foules en remuant ses seins et son cul. Qui ne demande qu’à ce que tous lui bavent dessus, des pieds à la tête, d’envie et de plaisir. Ce n’est pas rien. Elle a des responsabilités. Il faut qu’elle s’en tienne. Beaucoup compte sur elle.

C’est qu’on la connaît bien, qu’elle nous ait familière. Depuis le temps qu’elle est active elle ne conserve plus beaucoup de morceaux d’intimité inédits aux regards assoiffés. Son corps, constamment maté jusqu’en les landes les plus obscènes et laiteuses des cornées mâles argentines, est ce qui l’incarne médiatiquement. C’est son instrument. Elle n’a pas d’existence en dehors de sa capiteuse plastique qu’elle élance comme une entité ubique via les lucarnes scrutées de quelques téléviseurs ; de quelques ordinateurs. Néanmoins, d’ici, sur son lit, en vrai, sans filtres, sans effets, un livre à la main, elle ne semble plus appartenir aux linges de la fantasmagorie. Elle apparaît différente. On tend à la respecter, à entendre ses émotions. On se surprend presque à la trouver belle. Malgré l’atmosphère moite, elle ne transpire pas, ni ne le suscite chez le voyeur : elle demeure, les yeux clos, un doigt haut ― aussi ravissant que ceux qui font pleurer de jalousie les travelos les plus chevronnés ― sur la cuisse, immobile. Ses fossettes ont enraillé son spectacle charnel. La charge érotique, tout à l’heure dans l’atmosphère, permanente, inverse le cours de son trajet. Son corps l’a trahie. Il cesse d’appartenir au domaine public. Alors qu’il a été conçu pour investir les projecteurs et séduire les objectifs. Sous sa peau ― comme elle l’a clamé, sans audace, au regard de l’évidence de la chose, à quelques magazines en papier glacé ― quatre prothèses de silicone fréquentent et contribuent à érotiser sa silhouette sans trop de subtilité : deux de dimensions colossales logent de tout leur poids dans ses seins et les deux autres ― selon une mode sud-américaine tout à fait exotique et grotesque pour les mentalités hissées au-dessus des tropiques ― se régalent de ses fesses. Faut la voir de profil, le rapport devant/derrière (sein/cul) est parfaitement équilibré et son polygone de sustentation se révèle être un prodige chirurgical. Une entité postmoderne.
"A dater de cette nuit là, ils se la partagèrent. Personne ne connaîtra les détails de ce sordide ménage à trois qui scandalisait le quartier. Tout marcha bien pendant quelques semaines, mais cet arrangement ne pouvait durer. Entre eux, les deux frères ne prononçaient jamais le nom de Juliana..." Sa destination se trouve là où elle exhibe ses formes faites exprès avec un sourire de salope décérébrée pour des millions de téléspectateurs. Sur ses draps, là, maintenant, un livre à la main, noyée dans une bienveillante pénombre, on ne la reconnaît plus. Elle est défigurée : ses fossettes trahissent une expression obscure qui indique autant l’hilarité que le désespoir, alors qu’a priori on jurerait presque qu’elle ne sait pas lire. Soudain, c’est absorbée (ses yeux ouverts, son visage peut enfin traduire ses sentiments) qu’elle reprend sa lecture. Cette fois-ci, par contre, c’est sérieux : elle se donne la peine d’ajuster son oreiller à sa nuque et elle plonge franchement ― avec la vigueur de l’impatience ― sa main dans sa culotte. Han. Ses pommettes, ses fossettes, recommencent leur étrange fantasia miniature.

"Un jour, ils ordonnèrent à Juliana de sortir deux chaises dans la première cour et de ne plus passer par là, parce qu’ils avaient à parler. Elle pensa que le dialogue serait long et alla donc faire la sieste mais ils la réveillèrent au bout d’un moment. Ils lui dire de mettre dans un sac tout ce qu’elle possédait, sans oublier son chapelet de cristal et la petite croix que lui avait donné sa mère. […] ils la vendirent à la patronne du bordel. Le marché avait été conclu d’avance ; Cristiàn reçu une somme qu’il partagea avec son frère" C’était ça : elle vient de découvrir quelque chose. Et ce quelque chose, c’est la littérature. Prestige total, vertige trismégiste! Voilà pourquoi elle semble considérablement bouleversée. C’est le syndrome de Stendhal qui l’embrase et qui, la baisant par procuration, l’entraîne à se faire jouir. Elle appellera demain la chaîne pour proposer sa démission. Sa sexualité redécouverte et améliorée, ce ne sera pas eux cette fois, mais bien elle, qui se branlera. Qu’entre deux chapitres elle pense un peu à son confort. Que par quelques passions elle se récompense ; parce qu’en Argentine, comme elle le découvre, il y a Jorge Luis Borges. Une aveugle en plus ! Les garçons, eux, ont droit à une nébuleuse de supports optiques comme autant de stratégies à leur plaisir individuel. Il n’y a pas de voyeuses mais que des voyeurs. Alors elle, pour son plaisir : elle lit.

Arthur-Louis Cingualte



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