LA
LITTÉRATURE TORRIDE EN ARGENTINE
par
Arthur-Louis Cingualte
Elles
ont bougé, ses fossettes. C’est indéniable. Elle à beau
détourner le truc en étant en sous-vêtements (dentelles noires
assorties à ses cheveux), on ne voit que ça maintenant : ses
fossettes. D’ailleurs, on peut recommencer : on a tout
soigneusement décomposé. Il y a eu, dans l’ordre, un instant,
l’avant, où l’on traînait envoûté, le long de son corps tout
entier, puis rapidement le pendant, et enfin l’autre, celui-ci,
l’après, durant lequel ― et donc encore maintenant ―
l’architecture de son visage a fini de subtilement se
métamorphoser. La toute nouvelle expression qu’elle invite à
considérer déconcerte et demeure sans interprétations possibles.
Sous sa poitrine démesurée, on ne sait si tout cela bouillonne ou
gèle. Même la situation de ses commissures (yeux, bouche) ―
situation toujours siamoise à celle des fossettes ― n’apporte
aucune indication. En considérant donc son attitude, aucun sentiment
précis n’est identifiable. Et comme si cela ne laissait pas le
voyeur suffisamment perplexe, son petit doigt gauche, selon un tracé
fainéant et tourbillonnant, parcourt de la pointe de son ongle
vernis l’intérieur de sa cuisse droite jusqu’à la zone qui
réunit en un territoire, pour le bonheur éternel d’un grand
nombre, les deux. Elle ne s’y arrête cependant pas, remonte sa
main en passant par son nombril, puis par sa poitrine, et enfin la
redescend en dessinant toujours sur son derme bronzé de petits
motifs concentriques hypnotisants. Elle semble prête à attiser
quelque fièvre en ses chairs. Elle renverse sa tête en arrière et
se mord lentement, d’un un bleu magenta à un rose paisible, la
lèvre inférieure. La mâchoire relâchée, le son de sa voix enrobé
par l’écrin d’un timbre grave, comme l’expire en un dernier
effort un mourant heureux, couine suavement le han de l’âne.
Après
ça, elle se fige. Ses paupières alors closes la contraignent à
interrompre sa lecture. Oui, parce que, aussi étonnant que cela
puisse paraître, depuis un petit bout de temps elle lit ― et
pourtant elle est loin d’avoir la gueule de la liseuse de
Fragonard. Quand on est devant, là, à l’observer en train de lire
et commencer presque à se toucher, c’est particulièrement
surprenant. Ça fait mascarade. Ça fait faux. Le fond et la forme ne
dialogue pas dans la même langue : le mélange écœure, ça en
devient même presque embarrassant. Alors qu’elle, elle ne s’est
jamais encombrée de telles comédies. Son rôle, celui qu’elle
tient inlassablement à merveille, est simple : c’est celui de la
pétasse. Et c’est bien connu les pétasses ne lisent pas !
Qu’est-ce qui lui a pris ? Personne ne veut voir une feuille
dissimuler un téton, des mots absorber un regard. Ce n’est pas à
la hauteur de sa réputation caniculaire de chauffeuse effeuillée à
elle, la célèbre playmate argentine, de tourner les pages
d’ouvrages sans couleurs ni images. De son siège princier de
bonnasse elle doit défendre son empire de sensualité vulgaire et
éviter quelques aberrations de communication ; parce que les autres
pétasses, derrière, encore un peu dans l’ombre, elles en ont de
l’ambition. Un couteau entre les dents, elles n’attendent que ça,
un faux pas, pour lui voler ne serait-ce qu’un mois la couverture
de playboy, pour provoquer, à sa place, un scandale à la télé.
Elle qui symbolise chez la moche en colère, l’esthète pédé, ou
bien encore pour le quidam le plus standard, la pétasse. La fille
conne, ravie et érectile, qui ne sait que faire bander les foules en
remuant ses seins et son cul. Qui ne demande qu’à ce que tous lui
bavent dessus, des pieds à la tête, d’envie et de plaisir. Ce
n’est pas rien. Elle a des responsabilités. Il faut qu’elle s’en
tienne. Beaucoup compte sur elle.
C’est
qu’on la connaît bien, qu’elle nous ait familière. Depuis le
temps qu’elle est active elle ne conserve plus beaucoup de morceaux
d’intimité inédits aux regards assoiffés. Son corps, constamment
maté jusqu’en les landes les plus obscènes et laiteuses des
cornées mâles argentines, est ce qui l’incarne médiatiquement.
C’est son instrument. Elle n’a pas d’existence en dehors de sa
capiteuse plastique qu’elle élance comme une entité ubique via
les lucarnes scrutées de quelques téléviseurs ; de quelques
ordinateurs. Néanmoins, d’ici, sur son lit, en vrai, sans filtres,
sans effets, un livre à la main, elle ne semble plus appartenir aux
linges de la fantasmagorie. Elle apparaît différente. On tend à la
respecter, à entendre ses émotions. On se surprend presque à la
trouver belle. Malgré l’atmosphère moite, elle ne transpire pas,
ni ne le suscite chez le voyeur : elle demeure, les yeux clos, un
doigt haut ― aussi ravissant que ceux qui font pleurer de jalousie
les travelos les plus chevronnés ― sur la cuisse, immobile. Ses
fossettes ont enraillé son spectacle charnel. La charge érotique,
tout à l’heure dans l’atmosphère, permanente, inverse le cours
de son trajet. Son corps l’a trahie. Il cesse d’appartenir au
domaine public. Alors qu’il a été conçu pour investir les
projecteurs et séduire les objectifs. Sous sa peau ― comme elle
l’a clamé, sans audace, au regard de l’évidence de la chose, à
quelques magazines en papier glacé ― quatre prothèses de silicone
fréquentent et contribuent à érotiser sa silhouette sans trop de
subtilité : deux de dimensions colossales logent de tout leur poids
dans ses seins et les deux autres ― selon une mode sud-américaine
tout à fait exotique et grotesque pour les mentalités hissées
au-dessus des tropiques ― se régalent de ses fesses. Faut la voir
de profil, le rapport devant/derrière (sein/cul) est parfaitement
équilibré et son polygone de sustentation se révèle être un
prodige chirurgical. Une entité postmoderne.
"A
dater de cette nuit là, ils se la partagèrent. Personne ne
connaîtra les détails de ce sordide ménage à trois qui
scandalisait le quartier. Tout marcha bien pendant quelques semaines,
mais cet arrangement ne pouvait durer. Entre eux, les deux frères ne
prononçaient jamais le nom de Juliana..." Sa destination se
trouve là où elle exhibe ses formes faites exprès avec un sourire
de salope décérébrée pour des millions de téléspectateurs. Sur
ses draps, là, maintenant, un livre à la main, noyée dans une
bienveillante pénombre, on ne la reconnaît plus. Elle est défigurée
: ses fossettes trahissent une expression obscure qui indique autant
l’hilarité que le désespoir, alors qu’a priori on jurerait
presque qu’elle ne sait pas lire. Soudain, c’est absorbée (ses
yeux ouverts, son visage peut enfin traduire ses sentiments) qu’elle
reprend sa lecture. Cette fois-ci, par contre, c’est sérieux :
elle se donne la peine d’ajuster son oreiller à sa nuque et elle
plonge franchement ― avec la vigueur de l’impatience ― sa main
dans sa culotte. Han. Ses pommettes, ses fossettes, recommencent leur
étrange fantasia miniature.
"Un
jour, ils ordonnèrent à Juliana de sortir deux chaises dans la
première cour et de ne plus passer par là, parce qu’ils avaient à
parler. Elle pensa que le dialogue serait long et alla donc faire la
sieste mais ils la réveillèrent au bout d’un moment. Ils lui dire
de mettre dans un sac tout ce qu’elle possédait, sans oublier son
chapelet de cristal et la petite croix que lui avait donné sa mère.
[…] ils la vendirent à la patronne du bordel. Le marché avait été
conclu d’avance ; Cristiàn reçu une somme qu’il partagea avec
son frère" C’était ça : elle vient de découvrir quelque
chose. Et ce quelque chose, c’est la littérature. Prestige total,
vertige trismégiste! Voilà pourquoi elle semble considérablement
bouleversée. C’est le syndrome de Stendhal qui l’embrase et qui,
la baisant par procuration, l’entraîne à se faire jouir. Elle
appellera demain la chaîne pour proposer sa démission. Sa sexualité
redécouverte et améliorée, ce ne sera pas eux cette fois, mais
bien elle, qui se branlera. Qu’entre deux chapitres elle pense un
peu à son confort. Que par quelques passions elle se récompense ;
parce qu’en Argentine, comme elle le découvre, il y a Jorge Luis
Borges. Une aveugle en plus ! Les garçons, eux, ont droit à une
nébuleuse de supports optiques comme autant de stratégies à leur
plaisir individuel. Il n’y a pas de voyeuses mais que des voyeurs.
Alors elle, pour son plaisir : elle lit.
Arthur-Louis Cingualte
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