«
Le chien est mort, le chien est mort,
Mais
il mord encore… »
SPANISH
HARLEM, 1991
-
Toc toc toc, j’ai fait sur la porte dégueulasse.
-
Whozzat ?
-
It’s Paris.
Paris,
ici, c’est mon nom. Forcément : je suis parisien. Ils n’ont pas
été chercher bien loin. De toute façon, ils ne vont jamais rien
chercher bien loin. Dans le quartier, tout est à portée de main.
Oscar
m’a ouvert : « Whassup ? ». Comme si j’avais quelque chose de
nouveau à raconter. « Whassup, je suis en manque ? ». « Whassup,
j’ai pécho au Bronx ? ». « Et toi, whassup, connard ? » Cet
enculé avait encore sa pompe dans le bras. En guise de réponse, je
lui ai donné une thune.
Welcome
dans la maison Tout à un dol, n’aie pas peur, entre, fais comme
chez toi. Se droguer, dormir, entreposer ses affaires, zoner en
attendant que la neige cesse de tomber : un dollar par jour, et par
truc, un dollar, on t’a dit. Simple. Facile à retenir. Ils ne vont
jamais rien chercher bien loin…
Il
y a tellement de tox sans abris sur la 110ème, qu’y avoir un
logement, c’est déjà un statut, une réussite, une petite
entreprise en soi.
Celle-ci
est tenue par Tata, la tante d’Oscar, une métisse à grande gueule
décharnée, une intarissable pythie tragicomique et sans âge,
s’exprimant dans un argot abscons pour moi, Paris, né à
Boulogne-Billancourt, Hauts-de-Seine – ils lui disent tous, en se
bidonnant, arrête de lui parler comme ça, il y comprend rien, et
ils ont raison, ça a l’air bien rigolo, mais je n’y comprends
pas grand-chose, à ce qu’elle me raconte, Tata…
Quand
je reste dormir, un dollar la nuit on t’a dit, c’est dans son
pieu que je dors. Le titi, le parigo, à côté de Tata. Comme des
amoureux. Ca les fait bien marrer, les autres. « T’as pas peur ? »
qu’ils demandent. Un soir elle m’a glissé, toi, tu regardes
tout, et un jour, tu raconteras. Pour une fois, j’ai compris ce
qu’elle me disait. Alors voilà :
Tata
est totalement accro à la coke, qu’elle cuisine - quand elle en a
la patience - pour la fumer en cailloux. Ca tombe bien : de la coke,
il s’en vend juste en bas de la cité, aux alentours du bac à
sable. Cinq dollars le paquet. Caché dans la couche culotte des
petits, qui jouent, sous le regard avisé des vendeurs, même pas
grands frères, et pas rigolos du tout, eux.
Sinon,
chez Tata, il y a aussi un chien. Bâtard, évidemment, personne ne
le calcule, je ne sais même pas s’il a un nom. Et puis, Oscar,
l’affreux neveu. Et puis - je n’ai jamais bien capté qui c’était
- un couple de vieux qui semblent avoir choisi de passer la fin de
leur vie au plumard, dans la chambre du fond. Jamais vu debout.
Toujours au lit. Devant la télé. Tranquilles. Pas malheureux pour
autant. Le papy, un cigare éteint au bec.
C’est
une cité en briques rouges, datant des années trente ou quarante,
très curieusement assez ressemblante à celles qui furent construite
à la même époque dans les périphéries urbaines en France. Un
ghetto, quoi.
Nous
voici donc dans l’appartement rentabilisé par Tata. C’est du
rien : des restes de papier peint datant des années quarante, jamais
changés ; du mur patiné ; une rose en plastique et des poupées
rescapées des ordures, sur des étagères mal posées ; une vierge
multicolore qui louche, là, sur la commode ; un christ bancal,
basané par la nicotine ambiante, cloué de traviole, au dessus d’un
clic-clac à moitié fait ; des grosses blattes qui se promènent,
pas farouches, urbaines, mutantes, façon pigeon… Et puis, vautrés
sur des fauteuils et un deuxième canapé de récupération, une
dizaine de portoricains joviaux, prêts à tout pour te dépouiller.
Mais on ne dépouille pas chez la tante d’Oscar. On attend plus
tard. Tant que je suis ici, je suis au chaud. Eux aussi. A mon
souvenir, ils ne se droguent même pas. Ils ricanent bêtement, quand
même. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire là, tous ? Ils
attendent quoi, enfin ? On n’en saura jamais rien.
A
Paris, les clodos sont pour la plupart alcooliques. A l’ancienne. A
New-York, ils ont vingt piges d’avance. Des junks, presque tous.
French connexion oblige. En combine avec des agents hospitaliers
ripoux, ils fourguent des seringues - celles-ci n’étant pas en
vente libre. « Works ! Works ! », qu’ils crient, à quelques
dizaines de mètres des dealers. De la came, il s’en vend à tous
les coins de rues. En revanche, impossible de trouver un endroit pour
se la fixer posément. Les gogues Decaux cartonneraient grave. Mais
le concept ne doit pas être tout à fait dans l’esprit de la
municipalité. Non non non. Aucun W.C public. Impensable. Même les
bancs ont des pics, séparés d’une cinquantaine de centimètres,
calculés pour pas qu’on s’allonge, juste l’espace suffisant
pour poser son gros cul d’américain normal en attendant le bus, et
pas plus. Dans les bars, que des toilettes sans verrou. Ou bien, si
tu consommes, il faut demander la clef avant, histoire d’être bien
tapissé. Avec le taulier qui descend, quand tu as dépassé le temps
réglementaires, pour voir ce que tu peux bien branler sale junky.
Anti-SDF. Anti-tox. Partout. Etudié contre.
Une
fois, j’ai failli me faire gauler. Heureusement, je suis prévoyant
: j’avais baissé mon froc. En me découvrant de dos, à moitié à
oilpé, le barman a stoppé net son investigation : « Sorry, Sir…»
L’est reparti comme il était venu. Un miracle. Même pas remarqué
que pendant que je faisais semblant de pisser, le cul à l’air et
ma bite à la main, j’avais une seringue plantée dans le bras.
J’en fus tout ému. Du coup, j’eus un accès de tremblote, qui me
fit renverser ce qu’il me restait de dope par terre. Depuis, je
vais chez Tata.
En
échange du dollar, Oscar me ramène un cooker neuf, pour faire
bouillir la came. En l’occurrence, une capsule métallique de
bouteille de soda débarrassée de son fond plastifié. Leur petite
cuillère à eux. Je demande un coton, il se fout de ma gueule.
-
Du coton ? Pourquoi faire, du coton ? Mais qu’est-ce que vous avez
toujours les Européens à vouloir du coton ? Pas besoin de coton…
Il
se baisse, arrache une peluche à sa chaussette – il portait une
paire de chaussettes de sport blanches avachies bien pelucheuse, et
la roule en boule, avec ses doigts crasseux, avant de me la tendre,
sa pompe toujours dans le bras, en me balançant son plus beau
sourire de faux cul du ghetto. Merci Oscar, t’as raison, je vais
utiliser une peluche de tes chaussettes pourries comme coton. T’as
raison, ça sera bien stérile… Du coup, par association d’idées,
je jette un œil sur la seringue que je viens d’acheter au clodo du
coin : plus de scellé, sa mère la cloche… une pompe usagée !
Faudrait peut-être éviter quand même de choper le Das’, si
possible, je suis pas tout à fait suicidaire encore, faudrait
peut-être la rincer...
Bien
utilisée, l’eau de Javel est virucide de tout, j’ai appris ça
ici. Dans les quartiers chauds, y a des affichettes placardées sur
les lampadaires, qui t’expliquent comment nettoyer ta shooteuse, on
te distribue même des petits kits de stérilisation, avec une fiole
de Javel dedans. Si je suis passé au travers de l’hépatite et du
sida, c’est peut-être bien grâce à Claude-Louis Berthollet,
merci Claude, merci beaucoup. Jamais ils t’en parlent, en France,
ils sont totalement abrutis. Bien plus tard, de retour à Paris, en
prenant des capotes offertes dans un centre antisida, je leur ai dit,
aux médecins spécialisés : pourquoi vous expliquez pas l’eau de
Javel ? Ils m’ont rétorqué que c’était pas sûr, ils avaient
l’air à peine au courant, et puis que l’eau de Javel vendue aux
particuliers n’étaient pas la même que celle des hostos, qu’elle
pouvait être périmée, donc qu’il fallait pas le dire, que sinon,
tous les héroïnomanes allaient utiliser des seringues usagées, que
la seule solution, le seul conseil à donner, c’était la seringue
neuve. J’avais envie de les gifler, cette fine équipe de tanches.
Une bande de criminels.
En
attendant Oscar, de l’eau de Javel, il en a pas. Il sonne chez le
voisin. Il en a, lui, c’est un verre contre une cigarette. Ils ne
vont jamais rien chercher bien loin. Heureusement qu’il me reste
des tiges.
Ca
y est, c’est bon, j’ai tout, rien oublié ? Aux chiottes !
Des
carreaux qui furent blancs, de base, un lavabo 40’s qui finira chez
un antiquaire de Soho, une cuvette sans lunettes – tu me diras,
mieux vaut qu’elle voit flou, pas de PQ, c’est en option, un
dollar par truc on t’a dit, un bac à douche envahi de dépôts
calcaires brunasses, un rideau en vinyle presque neuf, tiens, Tata a
eu un cadeau…
C’est
en refermant la porte des toilettes que je tombe sur le chien,
allongé, inerte… Il est tout mou, tout aplati sur le carrelage,
avec la peau qui déborde sous le ventre, comme s’il avait fondu.
Je lui donne un petit coup de latte, il bouge pas, ma parole ! il est
mort. Je le touche, il est encore un petit peu chaud. Il est mort y a
pas longtemps. Ils le savent les autres ? Ils m’ont rien dit. Ils
m’auraient dit, s’ils savaient, quand même… Va falloir leur
annoncer. Pour commencer, je me fais ma petite tambouille ; et puis
mon fixe. J’ai bien maté le chien pendant la montée. Histoire de
savourer l’instant. C’est pas tous les jours qu’on se shoote à
côté d’un chien mort. Si je me fais une OD, on sera deux sur le
carrelage.
En
ressortant, je vais trouver Oscar.
-
The doguizedèd , je dis.
Il
a pas compris tout de suite.
-
The dog is dead, je répète, en plus convaincant.
Il
a fallut que je l’entraîne aux gogues. Il a observé le chien un
moment, ahuri, sans trop s’approcher. On aurait dit qu’il en
avait un peu peur. Ils sont superstitieux, les Portoricains.
-
Fait chier, il lâche enfin.
Puis
il retourne dans le salon, sa pompe dans le bras, comme si de rien
n’était, il reprend sa conversation avec ses potes, il est dans le
déni.
-
Tu fais rien, je lui demande, tu le dis pas à Tata ?
-
Si, je vais lui dire…
-
Ben vas-y. Faut bien lui dire un jour.
-
Ouais je vais y aller.
-
Ben vas-y.
Il
veux pas trop y aller, il sent qu’elle va faire du cri, il a pas
tort. Il se décide, quand même… Dés que Tata a vu le chien, elle
s’est mise à hurler comme si elle avait perdu un fils à la guerre
du Golfe. Nous voilà en mode comédie dramatique, américaine. A son
climax. Elle en fait des caisses, Tata. C’est le rôle de sa vie.
Manque plus que la musique. Après, elle disparaît dans la cuisine.
Elle s’insulte toute seule, maintenant, « qu’elle est bonne à
rien, que même les chiens crèvent chez elle, qu’elle pue la mort
», en se cassant des assiettes sur la tête. Oscar revient dans le
salon et se met à piquer du nez en se grattant, dans un coin. Il a
sa dose. Il est imperturbable.
Moi
qui comptais bien dormir ici, je suis pas trop chaud à l’idée de
passer la nuit avec un chien mort dans la salle de bain. J’ai des
principes… Je reviens à la charge. Oscar, faut jamais le lâcher.
-
On va le laisser là, le chien ?
-
Le chien, il est connu dans le quartier. Et la poubelle, c’est
interdit. Les flics rigolent pas avec ça. Faut appeler le service
vétérinaire. Ca coûte soixante-dix dollars… Tu les as ?
Personne
les a. Et toc. Oscar, il est tout fier de sa réponse.
-
Tu sais Oscar, si je dors ici, je vais te donner un dollar. Mais je
dors pas à côté d’un chien mort…
La
perspective de perdre un dollar, ça l’a réveillé subitement.
-
On peut le jeter, mais pas en bas. Y faut faire quatre ou cinq blocs.
Et pas le dire à Tata. A Tata, on lui dira qu’on a appelé les
vétos…
D’accord
Oscar, si tu veux, Oscar. On a mis le chien dans une couverture et on
est descendu dans la rue. Oscar, le chien dans son hamac, et moi…
On a marché jusqu’à la 116ème avant de le mettre à la poubelle.
Personne ne nous a rien dit. Oscar a récupéré la couvrante. C’est
la sienne. Après, il m’a demandé le dollar tout de suite, comme
ça, sur le chemin du retour, il s’est acheté de la coke.
J’y
repense souvent, au chien. Je me dis « De quoi qu’il est mort ? ».
A la réflexion, pour lui, chez Tata, y avait rien du tout. Ca doit
être ça qui l’a tué.
Le
chien, il est mort de rien.
Jean-Noël Gabilan
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