Je
me revois dans cette immense mégapole qu’est São Paulo, au volant
de sa petite clio toute neuve couleur métallisée. C’était ma
dernière journée avec elle, je ne connaissais pas la route,
obéissais à ses ordres, à gauche, à droite, au prochain feu
deuxième à droite. Comme sa voiture n’était pas blindée, il
fallait que j’aie le réflexe de ne pas m’arrêter aux feux
tricolores, même s’ils passaient au rouge, au risque d’être
braqué par des adolescents, m’avait-elle prévenu, qu’on voyait
effectivement errer en groupes, dépenaillés, des sacs plastique à
la main sur les trottoirs de la ville. Je ne sais plus pourquoi
j’avais voulu prendre le volant ce jour-là. C’était elle la
Brésilienne et elle connaissait bien São Paulo : elle habitait à
Campinas - une petite ville à quelques kilomètres au nord est où
elle y avait son cabinet d’ORL -, et faisait la route une fois par
semaine afin de se rendre à sa clinique pour retirer exclusivement
les végétations ou les amygdales à des enfants trop souvent
malades, ou opérer des adultes souffrant de polyposes
naso-sinusiennes. Je n’étais que son amant, venu spécialement la
voir pendant mes vacances, du fin fond de ma campagne française. Je
crois qu’en réalité j’avais tenu à la remplacer pour savoir ce
que c’était que de conduire dans une aussi grande ville. Elle, mon
initiative l’avait probablement soulagée : nous avions passé plus
de quinze jours à longer la côte brésilienne, au nord de São
Paulo, en passant par Linhares jusqu’à Ilhéus. Elle était restée
aux commandes du début à la fin de mon séjour tout en me
commentant avec tendresse, dans un français impeccable – qu’elle
avait appris à l’alliance française –, les paysages et les
villes que nous parcourions hors du temps. Elle voulait me rendre la
pareille : je l’avais reçue chez moi comme une princesse pendant
plusieurs mois l’année d’avant, au début de notre idylle. Je
lui avais fait visiter le grand ouest français à bord, moi aussi,
de ma clio de l’époque, mais vieille et blanche elle. Je
conduisais donc dans cette immense ville en pleine journée la tête
ailleurs pensant vaguement à l’heure de mon rendez-vous à
l’aéroport de Guarulhos. Un nombre impressionnant d’hélicoptères
sillonnaient le ciel pauliste. Je trouvais ce ballet aérien
inquiétant, j’étais de plus en plus tiraillé et confus. Maria
m’expliquait que certains jours São Paulo connaissait les quatre
saisons en l’espace de vingt quatre heures. Et j’avais encore en
mémoire les images d’une œuvre, d’un artiste brésilien dont
j’ai oublié le nom, que nous avions vue ensemble deux jours
auparavant au musée d’art contemporain de Niterói, dans l’état
de Rio de Janeiro. Elle représentait une trentaine de statuettes
blanches de bouddha - sculptées dans du polyester ; toutes
identiques - bien dodus flottant paisiblement à la surface d’un
gigantesque plan d’eau. Les motels luxueux où nous avions passé
plusieurs nuits ensemble à Rio contrastaient avec les favelas sur la
colline. Le soleil de la ville m’éblouissait à travers les vitres
de la clio. Heureusement les cuisses de Maria assise juste à mes
côtés m’empêchaient de fermer complètement les yeux. J’avais
honte de moi-même. Je n’arrivais plus à parler. D’autres images
défilaient dans ma tête tout en roulant en direction de l’aéroport
pendant que Vinícius de Moraes chantait dans la voiture des chansons
que je ne comprenais pas mais que Maria connaissait par cœur. Après
le dernier morceau, elle s’est tue elle aussi, mais pour une autre
raison. Trois heures plus tard, elle retrouverait sa maison à
Campinas - gardée jour et nuit par des vigiles privés -, son
confort ostentatoire, son quotidien trépidant et stressant, sa
comédie bien huilée avec son vieux mari médecin comme elle. São
Paulo avait été cette ville brumeuse survolée du haut de mon nuage
de prince dont l’amour fugace et contrarié m’avait empêché de
voir clairement les formes et les contrastes. Je savais déjà que
j’aurais été incapable de décrire de manière objective cette
dernière ville brésilienne – et toutes les autres - à mon retour
en France, sinon en l’associant au souvenir de Maria que je voulais
oublier.
Thierry Radière
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