Des bureaux perchés
au sommet d’un building léché par les nuages. Fenêtres immenses.
Au soir, une vue terrifiante et magnifique. La ville en tapis de
lumières, les phares des voitures comme des lucioles épileptiques.
Et de l’autre côté du miroir, une enfilade de bureaux. Vides,
comme toujours à cette heure.
Autrefois, Jim
aurait eu honte. Il aurait prétendu crânement que récurer et vider
les poubelles, c’était un job de gonzesse. Aujourd’hui, ce qui
lui fait honte c’est d’avoir été un connard pareil. Il est le
seul homme de l’équipe et ses collègues apprécient qu’il ne
joue pas au chef, qu’il garde ses couilles sagement rangées et
passe la serpillière, comme tout le monde.
Le soir, ils
arrivent à vingt deux heures. Bien après que les bureaux se sont
vidés. C’est la règle. Un moyen d’éviter que deux mondes se
percutent. Comme si chaque univers devait ignorer la présence de
l’autre. Pas de big bang. Juste quelques interférences, parfois.
Des météorites. Une femme brune en étoile filante dans le bureau
du fond.
Lorsque Jim pousse
la porte, la femme le regarde, comme on regarde une souris déboulant
dans l’allée d’un supermarché. Stupeur. Le temps s’interrompt
quelques instant mais pas les bruits de la rue sous le plongeon des
fenêtres.
La femme s’ébroue,
esquisse un sourire et s’excuse, elle n’avait pas vu l’heure.
Elle plie un dossier, se lève, ramasse son sac et son manteau. Elle
s’excuse de nouveau en passant devant lui, en lisière de porte.
Lui n’est pas foutu de prononcer le moindre mot. Dans le couloir,
la moquette étouffe les bruits de talons. Elle n’est plus là. Jim
l’a peut-être simplement rêvée, cette brune au pull grenat. Il
se retourne et l’aperçoit, s’engouffrant dans l’ascenseur.
Il hausse les
épaules et reprend sa tache. C’est étrange de nettoyer une pièce
encore chargée de présence, comme si chaque chose était posée en
équilibre. Comme si tout risquait de s’écrouler. Jim est un peu
nerveux. Il vide la poubelle. Des papiers froissés, gobelets de
café, agrafes. Un chewing-gum reste collé au fond. Il ne grimace
pas, cette fois. Il ne prend pas de chiffon. Il décolle la gomme
verte à main nue et la malaxe un moment. Odeur mentholée. Réprime
l’envie d’y gouter. Quand il était môme, il ramassait les
chewing-gums sur l’asphalte et se les fourrait dans la bouche.
Jusqu'à ce que sa mère le choppe et lui passe un savon mémorable.
Il balance la
boulette et se remet au travail. Aspirateur, coup de lavette sur les
étagères et le bureau. Ne rien déplacer, c’est la consigne. Les
employés doivent revenir le matin avec l’impression que personne
n’est entré là en leur absence. Que les poubelles se vident par
magie et que la poussière s’autodétruit miraculeusement à
minuit. Il vérifie que tout est en ordre, balaye d’une caresse une
peluche invisible sur le fauteuil. Puis, sans bien réfléchir à son
geste, se penche et presse son visage contre le velours bleu du
siège, flairant l’odeur fantôme du cul de la femme brune.
Jim se sent un peu
drôle en quittant le bureau. Comme sur le point de tomber amoureux
de l’héroïne d’un roman. Le genre d’histoire dans laquelle on
peut plonger sans crainte de s’y noyer, puisqu’elle est
impossible. Sur la porte, une petite plaque métallique indique J.
Reyes. Il décide qu’elle s’appelle Juliet.
Marlene Tissot, auteur de Mailles à l'envers, paru aux éditions Lunatique en 2012
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