Je
suis revenue rue d’Odessa. Me suis assise sur la troisième marche
de l’entrée du cinéma. Mon roman est imprimé depuis six mois. Je
n’ai plus rien à vérifier, plus rien à justifier. Toutefois je
m’inquiète. C’est dans cette rue que je l’ai laissé, Serge,
le seul jeune homme du livre, dans un hôtel – sans ascenseur, où
j’avais passé plusieurs nuits bien des années plus tôt. À son
arrivée à Paris, il n’était alors qu’une vague silhouette, en
dépit d’une enfance lourde… que je connaissais bien, pour en
avoir fouillé les recoins. Puisque j’avais
décidé de raconter l’histoire, je devais rester respectueuse des
enchaînements jusqu’au point de non-retour ; respectueuse
de l’insondable souffrance de Serge.
J’en
étais sûre, insidieusement, cet hôtel lui procurerait un
apaisement. Il serait près de sa fac et serait ainsi plongé dans un
nouveau monde. Il a travaillé, s’est occupé des clients de
l’hôtel, il a étudié comme un fou.
Bien
entendu, j’ai eu la tentation de lui proposer une clé au Savoy
Hôtel dans le XIXᵉ arrondissement où j’avais vécu de 1960 à
1967 ; il aurait alors fallu que je raconte les arrestations
d’Algériens dans la rue de Meaux, le souffle d’un homme oppressé
contre la porte tandis qu’une rafale de mitraillette secoue la rue
et qu’un policier crie Sortez de là... Peut-être Serge
serait-il allé jusqu’au Quai de La Loire, il n’y aurait pas vu
cette vieille image du Bassin de la Villette, les reflets des Grands
Moulins de Pantin. Il se serait juste attardé sur les rouages du
pont-levis tournant peint en vert – d’un vert que je n’ai pas su
bien définir, sinon par cette nuance d’arsenic. Mais personne
n’aurait été là pour lui raconter la nuit du massacre du 17
octobre 1961. Je lui ai évité la longue et triste rue de Crimée, et cet invraisemblable immeuble du 125 ; qu’il ne vienne pas
se plaindre. Il a juste souhaité travailler, étudier, et quand cela
se pouvait oublier un engrenage mortifère. En un sens il a bien
réussi, au moins les deux-tiers de son programme. Comme j’ai
aimé ses premières émotions : Odessa !
Odessa ! Qu’est-ce que je connais de la révolution de 17
? Des révoltes qui l’ont précédée ? Juste les images
hachées d’un film vu en troisième dans ce noir ponctué de
rigolades, je me suis cramponné, j’ai avancé dans cette fureur
inconnue. J’ai vu surgir un front de mer, une ville pierreuse
d’une noire et luisante âpreté dans l’imminence de
l’accostage de la première ligne de cuirassés aussi triomphants
que corrodés. Sur le pont la viande est noire et se meut par la
grâce des asticots. Oui, Monsieur, vous êtes bien à Odessa. C’est
écrit sur la plaque. Et la révolte gronde et la ville sera
submergée. Submergée… Grève générale, massacre d’Odessa
et mutinerie du cuirassé Potemkine. Le Potemkine cingle vers sa
renommée, sa ferraille, son oubli. Trois phases, c’est bien assez
pour des luttes finales, jamais finies. Et le landau dévale les
marches, il prend de la vitesse, il a disparu…
Il
a raison : bon courage ! Je n’aurai pas le dernier mot – ce qui suit me restera inaccessible. La voix de Serge est trop
lointaine pour que je l’entende. En réalité je ne m’efface pas,
je suis effacée… j’ai juste signé un livre inachevé.
Jamais
je n’aurais imaginé trouver un tel repos, ici dans cet hôtel,
dans cette rue… Il parait qu’une femme me cherche et qu’elle
aurait quelque chose d’important à me dire. Mais personne n’a
rien à me dire, je me débrouille tout seul. J’ai trouvé une
chambre rue de Crimée ; c’est drôle ces échos de
l’histoire.
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