jeudi 27 juin 2013

ÉCHOS ET MIRAGES



Je suis revenue rue d’Odessa. Me suis assise sur la troisième marche de l’entrée du cinéma. Mon roman est imprimé depuis six mois. Je n’ai plus rien à vérifier, plus rien à justifier. Toutefois je m’inquiète. C’est dans cette rue que je l’ai laissé, Serge, le seul jeune homme du livre, dans un hôtel  – sans ascenseur, où j’avais passé plusieurs nuits bien des années plus tôt. À son arrivée à Paris, il n’était alors qu’une vague silhouette, en dépit d’une enfance lourde… que je connaissais bien, pour en avoir fouillé les recoins. Puisque j’avais décidé de raconter l’histoire, je devais rester respectueuse des enchaînements jusqu’au point de non-retour ; respectueuse de l’insondable souffrance de Serge.
J’en étais sûre, insidieusement, cet hôtel lui procurerait un apaisement. Il serait près de sa fac et serait ainsi plongé dans un nouveau monde. Il a travaillé, s’est occupé des clients de l’hôtel, il a étudié comme un fou.

Bien entendu, j’ai eu la tentation de lui proposer une clé au Savoy Hôtel dans le XIXᵉ arrondissement où j’avais vécu de 1960 à 1967 ; il aurait alors fallu que je raconte les arrestations d’Algériens dans la rue de Meaux, le souffle d’un homme oppressé contre la porte tandis qu’une rafale de mitraillette secoue la rue et qu’un policier crie Sortez de là... Peut-être Serge serait-il allé jusqu’au Quai de La Loire, il n’y aurait pas vu cette vieille image du Bassin de la Villette, les reflets des Grands Moulins de Pantin. Il se serait juste attardé sur les rouages du pont-levis tournant peint en vert  – d’un vert que je n’ai pas su bien définir, sinon par cette nuance d’arsenic. Mais personne n’aurait été là pour lui raconter la nuit du massacre du 17 octobre 1961. Je lui ai évité la longue et triste rue de Crimée, et cet invraisemblable immeuble du 125 ; qu’il ne vienne pas se plaindre. Il a juste souhaité travailler, étudier, et quand cela se pouvait oublier un engrenage mortifère. En un sens il a bien réussi, au moins les deux-tiers de son programme. Comme j’ai aimé ses premières émotions : Odessa ! Odessa ! Qu’est-ce que je connais de la révolution de 17 ? Des révoltes qui l’ont précédée ? Juste les images hachées d’un film vu en troisième dans ce noir ponctué de rigolades, je me suis cramponné, j’ai avancé dans cette fureur inconnue. J’ai vu surgir un front de mer, une ville pierreuse d’une noire et luisante âpreté dans l’imminence de l’accostage de la première ligne de cuirassés aussi triomphants que corrodés. Sur le pont la viande est noire et se meut par la grâce des asticots. Oui, Monsieur, vous êtes bien à Odessa. C’est écrit sur la plaque. Et la révolte gronde et la ville sera submergée. Submergée… Grève générale, massacre d’Odessa et mutinerie du cuirassé Potemkine. Le Potemkine cingle vers sa renommée, sa ferraille, son oubli. Trois phases, c’est bien assez pour des luttes finales, jamais finies. Et le landau dévale les marches, il prend de la vitesse, il a disparu…

Le gérant a insisté : Sergio m’a dit qu’il avait besoin de revoir ses tilleuls. Voilà, il est parti ; il a emporté ses affaires. Vous êtes peut-être sa mère ? Vous savez, c’est un ténébreux, il est susceptible. Je ne lui connais pas d’amis dans le quartier. Mais c’est le premier gardien de nuit qui a fidélisé autant de clients. Vous voyez on ne connaît pas les gens de prime abord. Je ne peux rien vous dire de plus ; il ne risque pas de revenir vivre dans ce quartier, les loyers sont chers vous ne trouverez rien à moins de 900 euros… Bon courage, Madame.
Il a raison : bon courage ! Je n’aurai pas le dernier mot  – ce qui suit me restera inaccessible. La voix de Serge est trop lointaine pour que je l’entende. En réalité je ne m’efface pas, je suis effacée… j’ai juste signé un livre inachevé.

Jamais je n’aurais imaginé trouver un tel repos, ici dans cet hôtel, dans cette rue… Il parait qu’une femme me cherche et qu’elle aurait quelque chose d’important à me dire. Mais personne n’a rien à me dire, je me débrouille tout seul. J’ai trouvé une chambre rue de Crimée ; c’est drôle ces échos de l’histoire.




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