Extrait des Girafons
C'est
ainsi que je la découvre. En faisant ma bête ronde. Arrivée dans
la nuit sûrement, cette fille n’a pas pris la peine de quitter sa
chambre ce matin. Elle ne s'est pas couchée non plus. Son lit est fait et
les femmes de service commencent par l'autre étage. La nouvelle est
assise, entre son lit et la baie vitrée, dans ce fauteuil que nous avons
tous en commun. Du vintage en skaï ivoire. Désastreux pour le moral,
mais on y est bien assis.
Par
sa porte entrebâillée, je croise
son regard pour la première fois. Par
inadvertance. C'est un impact auquel je ne m’attendais pas. Une
décharge si rare. On peut vivre une vie entière sans connaître ça. J'ai
cru être soulevé.
Je
suis commotionné. Ma pupille s'est dilatée. Je tangue un peu. En
fait, je ne sais pas trop ce qui vient d'arriver. Je revenais du parc
avec Julie, j'allais voir les girafons - oui, l'ordinaire -, puis il y
eut elle. Cette collision avec son regard. Mon discernement
est perturbé. Mon sentiment est que la nouvelle n'a pas cillé, en
revanche. Elle m'a dévisagé férocement, oui, mais comme une
chose, pas plus. Rien de personnel. Comme n'importe qui ou même
comme n'importe quoi. J'étais entré dans son champ. Elle m'a
regardé. Point. Je suis entré dans son espace rétinien. Moi, par
contre, j'ai dû marquer le coup. Sûrement. Ce n'est pas possible
autrement. Je ne souviens de tout mais j'en voudrais plus. Surpris,
j'ai l'impression d'avoir été floué. Comme si on m'avait convié à
un peep show pour assister à la naissance du monde et que je n'avais eu du Big Bang qu'un centième de seconde pour jouir de la Création ! Mais c'est déjà
trop tard. Sa porte, je l'ai dépassée. Trois mètres, puis cinq... J'aurais tant aimé qu'elle s'imprime dans mon esprit plus encore. Pouvoir la voir
à satiété.
Je
marchais, sa porte n'était qu'à demi ouverte. Pourtant, elle est
là, tatouée dans mon crâne. Mais je ne fais pas confiance à mon
crâne. Il doit y avoir des parties d'elle manquantes, des pièces
absentes. De plus, la persistance rétinienne n'est toujours qu'un
putain de compte à rebours angoissant. Il faut me souvenir de tout !
Ne rien laisser s'évanouir. Que tous les contours restent vifs. Je
n'ai qu'eux ! J'ai déjà tourné, je suis dans l'autre couloir. Il
n'est pas possible de faire marche arrière pour espérer reproduire
ce qui vient de se passer. Même si j'arrivais à la voir, jamais un
second saisissement vaudrait le premier. Ce fut un moment unique,
fondateur. Je dois me contenter de ce Big Bang-là.
Me contenter ?!! Mais c'est prodigieux ce qui vient d'arriver. Je pense aux six
milliards et plus d'hommes et de femmes qui n'étaient pas là. Je me
fais l'impression d'être le seul autorisé à manger un canard au
sang à la Tour d'Argent pendant que vous tous bouffez des racines
au Parc de Princes ! Je me trouve trivial à ce moment, mais c'est
comme ça. C'est moi qui ai eu cette primeur, pas les autres. Veux pas l'savoir, allez pleurnicher ailleurs. Je marche bien lentement. Je
rembobine la scène.
Ses
yeux immenses sont sertis à chaud dans ses grandes orbites
osseuses. Rehaussés d’un fard noir passé au bouchon brûlé,
elle semble l'avoir appliqué pour entrer en guerre. Avivée par ce
maquillage — qui doit tout au défi et rien à la coquetterie —, sa pupille
darde. Cette peinture guerrière la fait ressembler à un poussin
incandescent, télétransporté par chance des ténèbres jusqu’à
moi.
Tout aussi radicalement qu’elle m’a toisé, elle m'a chassé de sa mémoire, simplement en regardant le parc.
Tout aussi radicalement qu’elle m’a toisé, elle m'a chassé de sa mémoire, simplement en regardant le parc.
Tout cela n'a duré que le temps d'un flash.
Le temps d'un
entrebâillement de sa porte.
Alexander Coï
Alexander Coï
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