jeudi 20 juin 2013

VOYAGE À PEPINSTER



Voyage à Pepinster

Le temps passait, la route défilait, et nous n'arrivions pas à Pepinster. Autour de nous, la pluie tombait avec tant de douceur et de légèreté que nous y aurions volontiers dansé. De l'autre côté de la vitre, la rivière coulait, noire. Ici, en hiver, les rivières sont noires. Vertes en été.
Pepinster n'existait peut-être pas. Peut-être n'était-ce en réalité qu'un nom mentionné par erreur sur une carte, et auquel des fonctionnaires zélés avaient donné une substance, une matérialité : celle de panneaux routiers jalonnant le territoire. Si tel était le cas, parviendrions-nous jamais quelque part ?
Cette question ne nous aurait pas empêché de rouler droit devant, si nous n'avions pas été attendus à Pepinster. Voilà pourquoi il nous fallait à tout prix le trouver, voire le créer de toutes pièces ; c'est ce que nous dit Jdama, et ses paroles, jaillies du néant de l'habitacle, nous réchauffèrent à la manière d'une bonne tasse de café.
Le camion traversa, entre chien et loup, quelques agglomérations enfilées à la hâte sur la grand-route ; celle-ci, agitée de voitures et de pétarades, s'appliquait à suivre le cours de la rivière, parfois avec difficulté. Quand elle s'en éloignait, c'était pour s'engouffrer dans des tunnels aux murs suintants.
Aucun d'entre nous n'ouvrit la bouche. Nous attendions le signal que Jdama ne manquerait pas de nous donner, comme il le faisait à chaque fois. Mais, était-ce l'effet de cet air tissé d'humides particules, le silence semblait absorber jusqu'aux pensées. Dans l'obscurité qui, progressivement, envahissait paysage et camion, seule bouillonnait la rivière.
A un moment que je ne saurais préciser, l'un de nous, Pröl, je pense, alluma un vieux transistor. Des sons crachotés se succédèrent, puis ce qui nous apparut comme une chronique sportive : des mots s'illuminèrent soudainement, pareils aux éclairs de réalité que les phares arrachaient aux ténèbres. Impossible, cependant, de comprendre qui avait gagné. Les paris commencèrent et allaient bon train quand, s'écoulant du diffuseur poussiéreux, un air de jazz nous enveloppa dans la mélasse.
Des têtes s'inclinèrent, des yeux se fermèrent, des semelles battirent la mesure, et il n'exista bientôt plus que la parenthèse du camion trouant le noir. Et, projetés dans cet élan, serrés dans cet utérus, nous, qui n'étions plus nous mais pur abandon. Aussi, lorsque Jdama donna le signal, personne ne s'en aperçut.
Le camion avait pourtant changé de rythme. Il roulait moins vite, par à-coups, s'arrêtant, redémarrant, hésitant. Brinquebalés de la sorte, certains dégringolèrent. Les muscles reprirent leur tension, surtout sur les visages et dans la nuque. Quelqu'un éteignit la radio, et je ne suis pas sûr qu'il s'agissait de Pröl.
Chevrotant, une voix demanda si nous étions enfin arrivés à Pepinster. Jdama acquiesça lentement : peu importait, finalement, qu'un panneau en eût attesté l'existence, si Jdama l'avait décidé.
Nous roulions au pas, à présent, dans la grande solitude de la rue du Purgatoire, nom flamboyé à la lueur des phares. Invisible mais proche, la rivière grondait. Plusieurs d'entre nous se resserrèrent dans leur propre étreinte.
Enfin, Jdama fit signe au chauffeur d'arrêter ; il ouvrit la portière et prit le temps de descendre – sa jambe le faisait encore souffrir. Le papier tant de fois plié et déplié, à nouveau lissé dans la paume de sa main, il s'avança vers la maison à côté du pont. Sans lâcher le papier, il appuya sur la sonnette : un seul coup mais ferme, décidé. Nous avions une confiance aveugle dans Jdama.
Des secondes s'écoulèrent, que personne ne compta mais dont, tous, nous sentîmes le poids. Jdama recula de trois pas pour mieux contempler la façade de briques. Alors, la porte s'ouvrit et resta ainsi un moment, béant sur une ombre, au-delà du chien, au-delà du loup.

Nadine Janssensauteur d'un recueil de nouvelles, Histoires marmonnéesparu aux éditions Lunatique en 2013.

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