Voyage
à Pepinster
Le
temps passait, la route défilait, et nous n'arrivions pas à
Pepinster. Autour de nous, la pluie tombait avec tant de douceur et
de légèreté que nous y aurions volontiers dansé. De l'autre côté
de la vitre, la rivière coulait, noire. Ici, en hiver, les rivières
sont noires. Vertes en été.
Pepinster
n'existait peut-être pas. Peut-être n'était-ce en réalité qu'un
nom mentionné par erreur sur une carte, et auquel des fonctionnaires
zélés avaient donné une substance, une matérialité : celle de
panneaux routiers jalonnant le territoire. Si tel était le cas,
parviendrions-nous jamais quelque part ?
Cette
question ne nous aurait pas empêché de rouler droit devant, si nous
n'avions pas été attendus à Pepinster. Voilà pourquoi il nous
fallait à tout prix le trouver, voire le créer de toutes pièces ;
c'est ce que nous dit Jdama, et ses paroles, jaillies du néant de
l'habitacle, nous réchauffèrent à la manière d'une bonne tasse de
café.
Le
camion traversa, entre chien et loup, quelques agglomérations
enfilées à la hâte sur la grand-route ; celle-ci, agitée de
voitures et de pétarades, s'appliquait à suivre le cours de la
rivière, parfois avec difficulté. Quand elle s'en éloignait,
c'était pour s'engouffrer dans des tunnels aux murs suintants.
Aucun
d'entre nous n'ouvrit la bouche. Nous attendions le signal que Jdama
ne manquerait pas de nous donner, comme il le faisait à chaque fois.
Mais, était-ce l'effet de cet air tissé d'humides particules, le
silence semblait absorber jusqu'aux pensées. Dans l'obscurité qui,
progressivement, envahissait paysage et camion, seule bouillonnait la
rivière.
A
un moment que je ne saurais préciser, l'un de nous, Pröl, je pense,
alluma un vieux transistor. Des sons crachotés se succédèrent,
puis ce qui nous apparut comme une chronique sportive : des mots
s'illuminèrent soudainement, pareils aux éclairs de réalité que
les phares arrachaient aux ténèbres. Impossible, cependant, de
comprendre qui avait gagné. Les paris commencèrent et allaient bon
train quand, s'écoulant du diffuseur poussiéreux, un air de jazz
nous enveloppa dans la mélasse.
Des
têtes s'inclinèrent, des yeux se fermèrent, des semelles battirent
la mesure, et il n'exista bientôt plus que la parenthèse du camion
trouant le noir. Et, projetés dans cet élan, serrés dans cet
utérus, nous, qui n'étions plus nous mais pur abandon. Aussi,
lorsque Jdama donna le signal, personne ne s'en aperçut.
Le
camion avait pourtant changé de rythme. Il roulait moins vite, par
à-coups, s'arrêtant, redémarrant, hésitant. Brinquebalés de la
sorte, certains dégringolèrent. Les muscles reprirent leur tension,
surtout sur les visages et dans la nuque. Quelqu'un éteignit la radio,
et je ne suis pas sûr qu'il s'agissait de Pröl.
Chevrotant,
une voix demanda si nous étions enfin arrivés à Pepinster. Jdama
acquiesça lentement : peu importait, finalement, qu'un panneau en
eût attesté l'existence, si Jdama l'avait décidé.
Nous
roulions au pas, à présent, dans la grande solitude de la rue du
Purgatoire, nom flamboyé à la lueur des phares. Invisible mais
proche, la rivière grondait. Plusieurs d'entre nous se resserrèrent
dans leur propre étreinte.
Enfin,
Jdama fit signe au chauffeur d'arrêter ; il ouvrit la portière et
prit le temps de descendre – sa jambe le faisait encore souffrir.
Le papier tant de fois plié et déplié, à nouveau lissé dans la
paume de sa main, il s'avança vers la maison à côté du pont. Sans
lâcher le papier, il appuya sur la sonnette : un seul coup mais
ferme, décidé. Nous avions une confiance aveugle dans Jdama.
Des
secondes s'écoulèrent, que personne ne compta mais dont, tous, nous
sentîmes le poids. Jdama recula de trois pas pour mieux contempler
la façade de briques. Alors, la porte s'ouvrit et resta ainsi un
moment, béant sur une ombre, au-delà du chien, au-delà du loup.
Nadine Janssens, auteur d'un recueil de nouvelles, Histoires marmonnées, paru aux éditions Lunatique en 2013.
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